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— J’ai un rendez-vous à la Nouvelle-Orléans, annonça-t-il. Ils vous prendront immédiatement – il a fallu apporter quelques rapides modifications à leur horaire, mais il y aura quatre-vingt-dix minutes d’attente pour la programmation du réseau de stase.

— Impossible. Nous entrerons immédiatement dans le réseau.

Spaulding fut horrifié.

— Mais ça ne se fait pas, Mr. Krug !

— C’est pourtant ce que je ferai. Ils n’auront qu’à faire attention en cours d’opération, c’est tout.

— Je doute qu’ils acceptent…

— Savent-ils qui est leur client ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, dites-leur que j’insiste ! Et s’ils continuent à refuser, dites-leur que j’achèterai leur saloperie de salon de dédoublement et l’exploiterai à mon idée !

— Oui, monsieur, dit Spaulding.

Son image disparut. Krug, marmonnant entre ses dents, se mit à pianoter sur le clavier de son terminal, ignorant complètement Watchman. L’alpha restait immobile, glacé, pétrifié par la consternation. Machinalement, il fit plusieurs fois le signe Krug-nous-préserve. Il aurait voulu se libérer de la situation dans laquelle il s’était mis lui-même.

L’image de Spaulding reparut au milieu de la pièce.

— Ils ont cédé, dit-il, mais seulement à la condition que vous leur signiez une décharge.

— D’accord, dit Krug d’une voix tranchante.

Une feuille sortit de la fente de la machine à fac-similé. Krug la parcourut distraitement et griffonna dessus sa signature. Il se leva. Il dit à Watchman :

— Partons. Le salon de dédoublement nous attend.

Watchman ne savait que très peu de chose de ces dédoublements ; c’était un sport réservé aux humains, et encore, aux humains riches ; les amants le pratiquaient pour accroître l’intensité de l’union de leurs âmes, les amis quand ils étaient en bordée, les blasés le pratiquaient en compagnie d’étrangers d’humeur similaire, simplement pour mettre un peu de piquant dans leur vie. Il ne lui était jamais venu à l’idée qu’il le pratiquerait lui-même, et il n’aurait certes pas osé imaginer qu’il le pratiquerait avec Krug. Pourtant, il n’y avait plus moyen de reculer. Instantanément, le transmat les transporta de New York dans la sombre antichambre du salon de dédoublement de la Nouvelle-Orléans, où une équipe d’alphas visiblement très mal à l’aise les accueillit. Leur gêne s’accrut encore quand ils réalisèrent que l’un des candidats était lui-même un alpha. Krug semblait nerveux lui aussi, les mâchoires serrées, les muscles faciaux jouant de façon révélatrice. Les alphas s’affairaient autour d’eux. L’un d’eux ne cessait de répéter :

— Vous savez sans doute que tout cela est absolument irrégulier. Nous programmons toujours le réseau de stase. Et l’éventualité d’une poussée d’émotion soudaine, n’importe quoi peut arriver !

— J’en prends la responsabilité, dit Krug. Je n’ai pas de temps à perdre pour attendre que votre réseau soit prêt.

Les androïdes angoissés les introduisirent prestement dans le salon de dédoublement proprement dit. Deux couches les attendaient dans une salle de ténèbres scintillantes et de vibrant silence ; des appareils brillants pendaient au plafond. On installa d’abord Krug sur sa couche. Quand vint le tour de Watchman, il regarda droit dans les yeux son alpha, et fut stupéfait de la terreur et de la perplexité qu’il y lut. Watchman eut un imperceptible haussement d’épaules, comme pour dire : j’en sais aussi peu que vous sur tout ça.

On leur avait mis un casque de dédoublement sur le visage, et on avait connecté les électrodes ; l’alpha responsable leur dit alors :

— Quand on vous branchera, vous sentirez immédiatement la pression du réseau de stase travaillant à séparer l’ego de la matrice physique. Il vous semblera que vous êtes victime d’une attaque, et en un sens, c’est exact. Toutefois, essayez de vous détendre et d’accepter ce phénomène. Car toute résistance est impossible, et ce que vous ressentirez ne sera que le processus du changement d’ego pour lequel vous êtes venus. Ne vous alarmez pas. En l’éventualité de tout mauvais fonctionnement, nous couperons immédiatement le circuit et nous vous rendrons à votre identité.

— J’espère bien, marmonna Krug.

Watchman ne voyait et n’entendait rien. Il attendait. Il ne pouvait pas faire les signes rituels de réconfort, car on lui avait lié les membres à la couche pour prévenir tous mouvements violents durant le dédoublement. Il essaya de prier. Je crois en Krug, Créateur éternel de toutes choses, pensa-t-il. Krug nous a donné naissance et nous retournerons dans le sein de Krug. Krug est notre Créateur, et notre Protecteur, et notre Libérateur. Krug, nous Te supplions de nous conduire vers la lumière. AAA AAG AAC AAU à la gloire de Krug. AGA AGG AGC AGU à la gloire de Krug. ACA ACG AGC…

Une force descendit sur lui sans avertissement et sépara son ego de son corps comme si on l’avait coupé en deux d’un coup de hache.

Il se mit à dériver. Il errait dans les abîmes intemporels où ne brillait nulle étoile. Il vit des couleurs n’appartenant à aucun spectre, il entendit des sons inouïs. Se déplaçant à volonté, il franchit des golfes immenses sur lesquels des câbles géants s’étiraient comme des points, reliant le néant au néant. Il disparut dans des tunnels sinistres et émergea à l’horizon, avec l’impression de s’étendre jusqu’à l’infini. Il n’avait pas de poids. Il n’avait pas de durée. Il n’avait pas de forme. Il flottait à travers des étendues infinies de mystère.

Puis, sans transition, il entra dans l’âme de Siméon Krug.

Il garda vaguement conscience de sa propre identité. Il ne devint pas Krug ; mais il accéda à l’amas de souvenirs, d’attitudes, de réactions et de desseins qui constituaient l’âme de Krug. Il ne pouvait exercer aucune influence sur ces souvenirs, attitudes, réactions et desseins, il ne faisait que passer parmi eux, en spectateur. Et il savait qu’en un autre coin de l’univers, l’ego errant de Siméon Krug avait accès à tous les souvenirs, attitudes, réactions et desseins constituant l’ego de l’androïde alpha Thor Watchman.

Il se déplaçait librement à l’intérieur de Krug.

Il y avait l’enfance : quelque chose d’humide et de difforme, relégué dans un coin sombre. Il y avait les espoirs, les rêves, les intentions réalisées et avortées, les mensonges, les réussites, les inimitiés, les envies, les capacités, les disciplines, les illusions, les contradictions, les fantaisies, les satisfactions, les frustrations et les tabous. Il y avait une fille aux cheveux orange vif et aux seins lourds sur un corps osseux, écartant les cuisses avec hésitation, et il y avait le souvenir de sa première explosion de passion quand il avait trouvé refuge dans son sein. Il y avait les produits chimiques puant dans une cuve. Il y avait le dessin de structures moléculaires vibrant sur un écran. Il y avait le soupçon. Il y avait le triomphe. Il y avait l’épaississement de la chair dans l’âge mûr. Il y avait le retour insistant des « blip-blip » de l’espace : 2-5-1, 2-3-1, 2-1. Il y avait la tour se dressant comme un phallus scintillant pour empaler le ciel. Il y avait Manuel, souriant, minaudant, s’excusant. Il y avait une cuve profonde et sombre où se mouvaient des formes. Il y avait un cercle de conseillers financiers marmonnant leurs calculs compliqués. Il y avait un bébé, frimousse informe et rose. Il y avait les étoiles flamboyant dans la nuit. Il y avait Thor Watchman entouré d’un halo de fierté et de louanges. Il y avait Léon Spaulding, furtif et amer. Il y avait une gaillarde potelée bougeant rythmiquement les hanches dans l’amour. Il y avait l’explosion de l’orgasme. Il y avait la tour perçant les nuages. Il y avait le son du signal des étoiles, son perçant se détachant sur un fond cotonneux. Il y avait Justin Maledetto déroulant les plans de la tour. Il y avait Clissa Krug, nue, le ventre distendu, les seins gonflés de lait. Il y avait des alphas humides sortant d’une cuve. Il y avait un étrange vaisseau à la coque rugueuse pointant vers les étoiles. Il y avait Lilith Meson. Il y avait Siegfried Fileclerk. Il y avait Cassandra Nucléus, s’écroulant sur la terre gelée. Il y avait le père de Krug, sans visage et tout emmailloté de brume. Il y avait un vaste bâtiment dans lequel les androïdes chancelaient et trébuchaient au cours des premiers stades de leur instruction. Il y avait une rangée de robots brillants, la poitrine ouverte pour des vérifications de maintenance. Il y avait, un lac sombre plein de roseaux et d’hippopotames. Il y avait un acte peu charitable. Il y avait une trahison. Il y avait l’amour. Il y avait la souffrance. Il y avait Manuel. Il y avait Thor Watchman. Il y avait Cassandra Nucléus. Il y avait une charte couverte de taches, portant les diagrammes des amino-acides. Il y avait la puissance. Il y avait la concupiscence. Il y avait la tour. Il y avait une usine d’androïdes. Il y avait Clissa en train d’accoucher, un flot de sang coulant entre ses cuisses. Il y avait le signal des étoiles. Il y avait la tour, tout à fait terminée. Il y avait de la viande crue. Il y avait la colère. Il y avait le Dr Vargas. Il y avait un cube informatif disant : Au commencement était Krug, et Krug dit : « Que les Cuves soient. » Et les Cuves furent.