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Le calme surnaturel de Krug ne l’abandonna pas.

— C’est ainsi que vous me payez de mes bienfaits, Thor ? Je vous ai donné la vie, je suis votre père, en quelque sorte. Et je vous ai refusé quelque chose que vous désiriez, et vous avez anéanti ma tour. Hein ? Cela a-t-il un sens, Thor ?

— Cela a un sens.

— Pas pour moi, dit Krug. Il eut un rire amer. Mais bien entendu, je ne suis qu’un dieu. Les dieux ne comprennent pas toujours les voies des mortels.

— Les dieux peuvent abandonner leur peuple, dit Watchman. Vous nous avez abandonnés.

— Mais c’était aussi votre tour ! Vous lui aviez donné une année de votre vie, Thor ! Je sais comme vous l’aimiez. J’ai été dans votre tête, souvenez-vous ! Et maintenant – et maintenant vous…

Krug s’interrompit, toussant et balbutiant.

Watchman prit Lilith par la main.

— Partons maintenant. Nous avons fait ce que nous étions venus faire. Retournons à Stockholm rejoindre les autres.

Tous deux contournèrent Krug, silencieux et immobile, et se dirigèrent vers le transmat. Watchman activa l’une des cabines. Le champ était d’un vert pur, le vert normal ; l’ordre devait s’être rétabli à la direction des transmats.

Il tendit la main pour composer les coordonnées. Ce faisant, il entendit le rugissement angoissé de Krug : Watchman !

L’androïde regarda derrière lui. Krug se tenait à quelques mètres de la cabine. Son visage était rouge et déformé par la rage, les mâchoires crispées, les yeux rétrécis, des rides profondes creusant ses joues. Ses mains griffaient l’air. D’un bond furieux, Krug saisit Watchman et le tira hors du transmat.

Krug semblait chercher ses mots. Il n’en trouva pas. Après quelques instants de confrontation, il frappa. Il frappa Watchman à la joue. Le coup était puissant, mais Watchman ne fit aucune tentative pour le rendre. Krug le frappa de nouveau, du poing fermé cette fois. Watchman recula d’un pas vers le transmat.

Avec un hurlement étranglé, Krug se rua de l’avant. Il saisit Watchman par les épaules et se mit à le secouer frénétiquement. Watchman était stupéfait de la férocité des mouvements de krug. Krug lui donnait des coups de pied, lui crachait dessus, lui enfonçait les ongles dans la chair.

Watchman essaya de se dégager. Krug lui martelait frénétiquement la poitrine avec sa tête. Watchman savait qu’il lui aurait été facile de repousser Krug. Mais il ne pouvait s’y résoudre.

Il ne pouvait pas lever la main sur Krug.

Dans la fureur de son assaut, Krug avait repoussé Watchman presque jusqu’au champ du transmat. Watchman, inquiet, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’avait composé aucune coordonnée ; le champ était ouvert, ouvert sur le néant. Si lui ou Krug y tombait maintenant…

— Thor ! cria Lilith. Attention !

La luminescence verte le frôla. Krug, bien que d’un mètre plus petit, continuait à pousser et à frapper. Il était temps de mettre un terme au combat, Watchman le savait. Il posa les mains sur les vigoureux bras de Krug, s’apprêtant à précipiter son attaquant sur le sol.

Mais c’est Krug, pensa-t-il.

Mais c’est Krug.

Mais c’est Krug.

Krug le lâcha. Perplexe, Watchman retint son souffle et essaya de se raidir. Puis Krug revint sur lui au pas de charge, hurlant et grondant. Watchman accepta la poussée de Krug. L’épaule de Krug s’écrasa dans le torse de Watchman. Une fois encore, l’androïde se trouva enfermé dans un moment intemporel. Il dériva en arrière, comme libéré de la gravitation, se mouvant dans l’intemporel, avec une infinie lenteur. Le champ vert du transmat l’engouffra. Il entendit vaguement le hurlement de Lilith ; il entendit vaguement le cri de triomphe de Krug. Watchman dégringola dans la luminescence verte, faisant le signe Krug-nous-préserve en disparaissant.

37

Krug s’appuie au montant du transmat, haletant, frissonnant. Il a retenu son élan juste à temps ; un pas ou deux de plus et il aurait suivi Thor Watchman dans le champ. Il se repose un moment. Puis il recule. Il se retourne.

La tour gît en ruine. Des milliers d’androïdes sont pétrifiés comme des statues. L’alpha femelle, Lilith Meson, est étendue face contre terre et sanglote. Une douzaine de mètres plus loin, Manuel est agenouillé, triste spectacle, maculé de sang et de boue, les vêtements en lambeaux, les yeux vides, le visage hagard.

Krug ressent une grande paix. Son courage lui revient ; il est libre de tous liens. Il marche vers Manuel.

— Lève-toi, dit-il. Lève-toi.

Manuel reste à genoux. Krug le soulève sous les aisselles, et le soutient jusqu’à ce qu’il reste debout par lui-même.

Krug dit :

— Maintenant, c’est toi qui commande. Je te laisse tout. Dirige la résistance, Manuel. Prends le commandement. Rétablis l’ordre. Tu es le chef. Tu es Krug. Tu comprends, Manuel ? À partir de cet instant, j’abdique.

Manuel sourit. Manuel tousse. Manuel baisse les yeux vers le sol boueux.

— Tout est à toi, mon garçon. Je sais que tu t’en tireras bien. La situation n’est pas brillante, aujourd’hui, mais ce n’est que temporaire. Maintenant, tu possèdes un empire, Manuel. Pour toi. Pour Clissa. Pour tes enfants.

Krug embrasse son fils. Puis il va vers les transmats. Il compose les coordonnées du centre de montage des véhicules, à Denver.

Il y a des milliers d’androïdes, bien que personne ne semble travailler. Ils fixent Krug, paralysés par la stupéfaction. Il se déplace rapidement parmi la foule.

— Où est l’alpha Fusion ? demanda-t-il. Quelqu’un l’a-t-il vu ?

Romulus Fusion apparaît. Il semble médusé à la vue de Krug. Krug ne lui laisse pas le temps de parler.

— Où est le vaisseau stellaire ? demande-t-il immédiatement.

— Sur le port, dit l’alpha en bredouillant.

— Allons-y !

Les lèvres de Romulus Fusion remuent avec hésitation, comme s’il voulait dire à Krug qu’il y a eu une révolution, que Krug n’est plus le maître, que ses ordres ont cessé d’avoir du poids. Mais l’alpha Fusion ne dit rien. Il se contente de hocher la tête.

Il conduit Krug jusqu’au vaisseau stellaire. Il est là, comme avant, seul sur l’immense rampe.

— Est-il prêt à partir ? demande Krug.

— Nous devions faire le premier vol d’essai dans trois jours, monsieur.

— Pas de temps pour des essais, maintenant. Départ immédiat pour voyage interstellaire. Nous voyagerons en pilotage automatique. Équipage : moi. Dites à la station au sol de programmer le vaisseau pour sa destination finale suivant ce que nous avions décidé. Vitesse maximum.

De nouveau, Romulus Fusion hoche la tête. Il se déplace comme en rêve.

— Je vais transmettre vos instructions, dit-il.

— Parfait. Faites vite.

L’alpha sort en trottinant du spatioport. Krug entre dans le vaisseau, refermant et scellant le sas derrière lui. La nébuleuse planétaire NGC 7293 du Verseau grésille dans sa tête, émettant des clignotements fulgurants, lumière empoisonnée qui résonne comme un gong à travers les cieux. Krug arrive, se dit-il. Attendez. Attendez-moi, vous autres, là-haut ! Krug arrive pour vous parler. D’une façon ou d’une autre. On trouvera bien.

Même si votre soleil émet un feu qui me grille jusqu’aux os quand j’en serai encore à dix années-lumière. Krug arrive pour vous parler.

Il parcourt le vaisseau. Tout est en ordre.

Il n’active pas son écran pour avoir une dernière vue de la Terre ; Krug a tourné le dos à la Terre. Il sait que s’il regarde dehors, il verra les feux qui font rage ce soir dans toutes les villes, et il ne veut pas voir cela ; maintenant, le seul feu qui l’intéresse est l’anneau flamboyant du Verseau. La Terre, il l’a léguée à Manuel.