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Ces mots auraient dû le décider, mais tel ne fut pas le cas. Il continua d’argumenter — bons dieux, il était presque aussi teigneux qu’Eddie ! — et Roland prit les choses à bras-le-corps.

Père, laissez-moi faire.

Roland prit le contrôle sans attendre de réponse. Il sentait déjà la vague, l’aven kal, qui commençait à se retirer. Et les Aïeux apparaîtraient d’une seconde à l’autre.

— Vas-y, Jake ! s’écria-t-il en utilisant la bouche et les cordes vocales du Père comme haut-parleur.

S’il avait dû réfléchir à la marche à suivre dans une situation de ce genre, il aurait été bien en mal de trancher, mais il faut dire qu’il n’avait jamais eu tendance à préméditer les choses. Et il ressentit un élan de gratitude en voyant le garçon écarquiller subitement les yeux, en reconnaissant sa voix.

— C’est une chance unique, et tu te dois de la saisir ! Retrouve-la ! En tant que dinh, je te l’ordonne !

Puis, comme dans le bloc opératoire avec Susannah, il se sentit une nouvelle fois soulevé comme une plume en apesanteur, arraché au corps et à l’esprit de Callahan comme une toile d’araignée ou des duvets de pissenlit. L’espace d’une seconde, il essaya de redescendre en battant l’air des bras, tel un nageur luttant contre un courant violent, juste le temps d’atteindre la côte, mais c’était impossible.

— Roland !

C’était la voix d’Eddie. Complètement désemparée.

— Doux Jésus, Roland, qu’est-ce que c’est que ces trucs, au nom du ciel ?

La tapisserie s’était déchirée. Les créatures qui se précipitèrent avaient un air antique et anormal, leurs visages de sorciers pullulaient de dents poussant dans tous les sens, leurs babines se retroussaient sur des crocs aussi épais que les poignets du Pistolero, et dans la barbe de plusieurs jours qui maculait leurs mentons ridés luisaient du sang et des lambeaux de viande.

Et pourtant — dieux, ô dieux — le garçon ne bougeait toujours pas !

— Ils vont commencer par tuer Ote ! hurla Callahan.

Sauf que Roland n’eut pas l’impression que c’était bien Callahan. Pour lui c’était la voix d’Eddie, usant du même procédé que Roland. Le jeune homme avait dû trouver des courants plus cléments, ou bien il avait plus de force. Assez en tout cas pour rentrer après que Roland s’était fait expulser.

— Ils vont le tuer sous tes yeux et te faire boire son sang !

Et cet argument l’emporta. Le garçon se retourna et s’enfuit, Ote galopant à ses pieds. Il coupa sous le nez du tahine-waseau, entre deux folken ignobles, mais aucun ne fit mine d’essayer de l’attraper au passage. Médusés, ils fixaient toujours la Tortue posée sur la paume de Callahan.

Les Aïeux ne prêtèrent aucune attention au garçon qui s’enfuyait, comme Roland l’avait prévu. Il avait appris à travers l’histoire du Père que l’un des Aïeux était venu dans la petite ville de ’Salem’s Lot, où le prêtre prêchait, à l’époque. Le Père avait survécu à cette expérience — chose peu commune pour ceux qui se retrouvaient nez à nez avec de tels monstres, après avoir perdu leurs armes et leurs sigleus de pouvoir — mais cette créature avait forcé Callahan à boire de son sang souillé, avant de le laisser repartir. Il l’avait marqué, pour que les siens puissent le reconnaître. Ceux-là même.

Callahan brandissait sa croix-sigleu dans leur direction mais avant que Roland pût en voir plus, il fut de nouveau aspiré par les ténèbres. Le carillon se remit à tinter, le rendant fou de son tintinnabulement entêtant. Faiblement, quelque part, il entendit Eddie crier. Roland tendit la main vers lui dans le noir, effleura le bras du jeune homme puis le perdit, trouva sa main, et s’y cramponna. Ils roulèrent et roulèrent encore, s’accrochant l’un à l’autre, luttant pour ne pas être séparés, et pour ne pas se perdre dans ces ténèbres sans porte, entre les mondes.

CHAPITRE 3

Eddie passe un appel

1

Eddie se retrouva dans la vieille voiture de John Cullum dans un état comparable à celui qui suivait ses cauchemars, quand il était adolescent : ébouriffé et suffoquant de terreur, complètement désorienté, ne se rappelant plus bien qui et encore moins où il était.

Il comprit en une seconde que, si incroyable que ça pût paraître, Roland et lui flottaient dans les bras l’un de l’autre, comme des fœtus jumeaux dans la matrice, sauf qu’il n’y avait pas de matrice. Un stylo et un bloc-notes passèrent sous son nez. Ainsi qu’un objet en plastique jaune qu’il reconnut — une cassette audio huit pistes.

Ne perds pas ton temps avec ça, John, pensa-t-il. C’est une fausse piste. C’est bien un gadget sans avenir, tu peux me croire.

Quelque chose lui râpait la nuque. Le plafonnier de la vieille Ford Galaxie de John Cullum ? Bon Dieu, il lui semblait bien que…

Puis la gravité reprit ses droits et ils retombèrent, et autour d’eux toutes sortes d’objets incongrus. Le tapis de sol qui flottait dans l’habitacle se retrouva à califourchon sur le volant. Le ventre d’Eddie percuta violemment la tranche de son siège et l’air explosa hors de ses poumons dans un grand « pchhh ». Roland atterrit à ses côtés, sur sa mauvaise hanche. Il émit une sorte d’aboiement rauque, puis se réinstalla comme il put dans le siège passager.

Eddie s’apprêtait à dire un mot, lorsque la voix de Callahan lui emplit la tête : Aïle, Roland ! Aïle, Pistolero !

Quel effort psychique surhumain le Père avait-il dû fournir, pour se faire entendre depuis cet autre monde ? Et derrière lui, assourdis mais audibles, il perçut des cris de triomphe bestial. Des rugissements plus que des mots.

Les yeux écarquillés et affolés d’Eddie se plantèrent dans ceux, bleus et délavés, de Roland. Il saisit la main gauche du Pistolero, en pensant : Il s’en va. Grands dieux, je crois que le Père s’en va.

Puisses-tu trouver ta Tour, Roland, et en forcer l’accès…

— Pour monter jusqu’au sommet, conclut Eddie, dans un souffle.

Ils étaient de retour dans la voiture de John Cullum, garée — de travers, mais garée quand même — sur le bas-côté de la Route du Kansas par ce début de soirée estivale et ombragée. Pourtant, ce que vit Eddie, c’est la lumière orange et diabolique de ce restaurant qui n’était pas du tout un restaurant, mais un repaire de cannibales. L’idée même qu’une chose pareille pût exister, et qu’il passe chaque jour des gens devant leur immonde cachette sans savoir ce qu’elle abritait, des gens que marquaient et jaugeaient ces yeux avides et invisibles…

Mais au beau milieu de ces réflexions, il poussa un hurlement de douleur, quand des dents fantômes vinrent se planter dans son cou, ses joues et son ventre. Sa bouche fut aspirée en un baiser d’ortie, et ses testicules se firent embrocher. Il mugit, battant l’air de sa main libre, jusqu’à ce que Roland l’empoigne et le tire vers le bas.

— Arrête, Eddie. Arrête, ils sont partis.

Une pause. L’étau se desserra et la douleur faiblit. Roland avait raison, évidemment. Contrairement au Père, eux s’en étaient tirés. Eddie vit que Roland avait les yeux brillants de larmes.