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— Q représente la source hypothétique des Synoptiques, lâcha-t-il d’une voix rude et brutale.

— Que sont les Synoptiques ?

— Les trois premiers Évangiles : ceux de saint Matthieu, saint Marc et saint Luc. Ils sont censés provenir d’une source unique, probablement araméenne. Mais personne n’a jamais pu le prouver.

— Eh bien, annonçai-je, Tim m’a dit l’autre soir au téléphone, pendant que tu étais à ton cours, que les traducteurs à Londres pensent que les documents zadokites contiennent, non pas simplement Q, mais les matériaux sur lesquels Q est fondé. Ils n’en sont pas certains. En tout cas Tim avait l’air dans un état d’excitation où je ne l’ai jamais connu.

— Mais enfin les documents zadokites remontent à deux cents ans avant Jésus-Christ.

— C’est sans doute pour ça qu’il était tellement excité. »

Jeff déclara : « Je veux partir avec eux.

— Impossible, objectai-je.

— Pourquoi pas ? » Il éleva la voix. « Pourquoi est-ce que je n’irais pas si elle y va ? Je suis son fils, quand même !

— Il est déjà en train de mettre à sec les fonds discrétionnaires. Ils vont rester là-bas des mois ; ça reviendra cher. »

Jeff sortit du salon et je poursuivis ma lecture. Au bout d’un moment, je me rendis compte que j’entendais un bruit étrange ; j’abaissai mon exemplaire de Howard the Duck et je prêtai l’oreille.

Dans la cuisine, tout seul dans le noir, mon mari pleurait.

J’ai lu bien des explications à propos de la mort de mon mari ; selon l’une des plus bizarres et des plus embarrassantes d’entre elles, il s’était tué, lui, Jeff Archer, fils de l’évêque Timothy Archer, parce qu’il avait peur d’être homosexuel. Un certain livre écrit des années après sa mort – après leur mort à tous trois – déformait à tel point les faits qu’après avoir fini de le lire (j’ai oublié le titre aussi bien que le nom de l’auteur) on en savait moins sur Jeff, l’évêque Archer et Kirsten Lundborg qu’avant de le commencer. C’est comme la théorie de l’information ; le bruit chasse le signal. Mais comme le bruit se fait passer pour un signal, on ne l’identifie pas en tant que bruit. Les services d’espionnage appellent ça la désinformation, une technique très utilisée par le bloc soviétique. Si vous pouvez mettre en circulation une assez grande quantité de désinformation, vous abolirez entièrement le contact de tout individu – y compris vous – avec le réel.

Jeff éprouvait envers la maîtresse de son père deux sentiments antagonistes. D’un côté elle l’attirait sexuellement, ce qui lui faisait ressentir pour elle un désir intense mais malsain. De l’autre il la détestait et lui en voulait de l’avoir – c’est ce qu’il supposait – supplanté dans les pôles d’intérêt et d’affection de Tim.

Mais ce qu’il avait en tête ne s’arrêtait pas là… bien qu’il m’ait fallu des années pour discerner le reste. Bien plus que d’être jaloux de Kirsten, il était jaloux de… enfin, Jeff avait tellement entortillé tout ça que je ne peux pas vraiment le démêler. Il ne faut pas oublier les problèmes spéciaux qu’on a, quand on est le fils d’un homme dont le portrait a figuré en couverture de Time et de Newsweek, qui se fait interviewer par David Frost, qui apparaît dans l’émission télévisée de Johnny Carson, qui est l’objet de caricatures politiques dans les principaux quotidiens – autrement dit, qui est-on, quand on a pour père cet homme-là ?

Pendant une semaine Jeff les rejoignit en Angleterre, et de cette semaine je sais fort peu de chose ; Jeff revint silencieux et renfermé, et ce fut alors qu’il alla s’installer dans la chambre d’hôtel où, une nuit, il devait se tirer une balle dans la tête. Je ne vais pas entrer dans mes impressions sur une pareille façon de se suicider. Cela obligea l’évêque à rentrer d’urgence de Londres, ce qui, en un certain sens, était peut-être le vrai motif de l’acte de Jeff.

Dans un autre sens très réel, il avait un lien avec Q, ou plutôt la source de Q, aujourd’hui mentionnée dans les articles des journaux comme U Q, initiales de Ur-Quelle en allemand : la source originelle. Derrière Q il y a Ur-Quelle, et c’est ce qui conduisit Timothy Archer à Londres pour y passer plusieurs mois à l’hôtel avec sa maîtresse, censée être son agent d’affaires et sa secrétaire générale.

Personne ne s’était attendu que les documents derrière Q revoient le jour ; personne n’avait connu l’existence de U Q. Comme je ne suis pas chrétienne – et que je ne le serai jamais, après la mort de ceux que j’aimais – cela n’a jamais offert pour moi un intérêt particulier, mais je suppose que c’est important sur un plan théologique, surtout dans la mesure où la date à laquelle on fait remonter U Q se situe deux cents ans avant l’époque de Jésus.

5

La toute première indication de l’importance de la découverte fut, à en croire les premiers articles dans les journaux, je m’en souviens très bien, un certain nom hébreu. On l’orthographiait de deux manières différentes : tantôt anokhi, tantôt anochi.

Le mot apparaît dans l’Exode, chapitre xx, verset 2. C’est une partie de la Torah extrêmement émouvante et importante, car ici c’est Dieu lui-même qui parle, et il dit :

Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’a amené hors de la terre d’Égypte, hors de la maison de l’esclavage.

Le premier mot hébreu est anokhi ou anochi et il signifie « je » – comme dans « Je suis le Seigneur ton Dieu ». Jeff m’avait montré le commentaire juif officiel sur cette partie de la Torah :

Le Dieu adoré par le judaïsme n’est pas une Force impersonnelle, un Ça, qu’on l’appelle « Nature » ou « Cause Initiale ». Le Dieu d’Israël est la Source non seulement de la puissance et de la vie, mais aussi de la conscience, de la personnalité, de la résolution morale et de l’action éthique.

Même moi qui ne suis pas chrétienne – je devrais dire plutôt, je suppose : qui ne pratique pas le judaïsme – ces mots m’ébranlent ; par eux je suis touchée et changée ; je ne suis plus la même. Ce qui est exprimé ici, m’avait expliqué Jeff, c’est, en ce seul mot, le caractère unique de l’existence de Dieu :

De même que l’homme surpasse toutes les autres créatures par sa volonté et son action délibérée, de même Dieu règne sur tout comme étant le seul Esprit et la seule Volonté. Dans le royaume visible comme dans l’invisible, Il Se manifeste comme la personnalité morale et spirituelle absolument libre qui assigne à toute chose son existence, sa forme et son but.

Cela fut écrit par Samuel M. Cohon, qui citait Kaufmann Köhler. Un autre écrivain juif, Hermann Cohen, a écrit :

Dieu lui a répondu ainsi : « Je suis celui qui suis. Aussi diras-tu aux enfants d’Israël : Je suis m’a envoyé à vous. » Il n’y a probablement pas de plus grand miracle dans l’histoire de l’esprit que celui qui est révélé dans ce verset. Car ici, une langue primitive ignorant encore tout concept philosophique prononce de façon hésitante le mot le plus profond de toute la philosophie. Le nom de Dieu est « Je suis celui qui suis ». Cela signifie que Dieu est l’Être, que Dieu est le Je, ce qui marque Celui Qui Existe. »

Et c’est ce qui fut trouvé au wadi en Israël qui remontait à deux cents ans avant Jésus-Christ, le wadi qui n’était pas loin de Qumran ; ce mot figure au cœur des documents zadokites, et tout érudit en hébraïsme le connaît, et tous les chrétiens et les juifs devraient le connaître, mais là dans ce wadi le mot anokhi était utilisé différemment, d’une façon qu’aucun être vivant n’avait jamais vue employée auparavant. Et ainsi Tim et Kirsten restèrent-ils à Londres deux fois plus longtemps que prévu, car le cœur d’un phénomène avait été découvert, et c’était relié au fond même du décalogue, comme si le Seigneur avait laissé des décalques, pour ainsi dire, de textes écrits de sa propre main.