Je ne crois pas qu’on puisse dire – qu’on aurait pu dire – que Jeff était un malade mental ; simplement il n’était pas heureux. Ce n’est pas toujours une pulsion suicidaire qui vous pousse à la mort mais une faille plus subtile, une inaptitude au bonheur. Il s’est détaché de la vie petit à petit. Et le jour où il est tombé sur une femme qu’il désirait pour de bon, la voilà qui couche avec son père avant de s’envoler en sa compagnie pour l’Angleterre, le laissant en plan avec ses études sur une guerre dont il n’a rien à foutre, ramené à son point de départ, c’est-à-dire à zéro. Il ne s’intéressait à rien pour commencer, et pour finir c’est revenu au même. Un des médecins a prétendu qu’à son avis Jeff s’était mis au L.S.D. après m’avoir quittée, durant cette période qui a précédé son suicide. Ce n’est qu’une théorie. Mais après tout, contrairement à celle de l’homosexualité, elle aurait pu être vraie.
Des milliers de jeunes se tuent chaque année en Amérique, mais la coutume veut, généralement, que l’on catalogue leur mort comme accidentelle. C’est pour épargner aux familles la honte qui entache le suicide. Et c’est vrai qu’il y a là quelque chose de scandaleux : voir un jeune homme ou une jeune femme, sinon même un adolescent, avoir envie de mourir et atteindre ce but, en mourant en quelque sorte avant d’avoir vécu, avant d’avoir connu la naissance à l’existence. Des femmes se font cogner dessus par leurs maris ; des flics abattent des Noirs et des basanés ; des vieux clochards font les poubelles ou mangent de la pâtée pour chiens – le scandale règne à tous les niveaux. Le suicide n’est qu’un événement scandaleux parmi une multitude. Il y a des adolescents noirs qui n’obtiendront jamais un boulot tout au long de leur vie, parce qu’ils sont paresseux mais parce qu’il n’y a pas de boulots pour eux – et aussi parce que ces gosses des ghettos n’ont pas de compétences qu’ils puissent vendre. Des mômes se tirent de chez eux, se retrouvent dans le quartier des boîtes de nuit à New York ou Hollywood et finissent par se prostituer, faisant de leur corps une marchandise. Si l’envie vous prend de tuer les messagers spartiates annonçant l’issue de la bataille, la défaite des Thermopyles, allez-y, tuez-les. Je suis l’un de ces messagers et je transmets ce que vous ne voulez sans doute pas entendre. Personnellement je n’ai que trois morts à annoncer, mais c’est trois de trop. Aujourd’hui est le jour où John Lennon est mort ; vous voulez aussi tuer ceux qui vous en informent ? Comme le dit Çri Krishna quand il assume sa forme véritable, sa forme universelle, celle du temps :
C’est une vision horrible. Ce qu’a vu Arjuna, il ne peut pas croire à son existence.
Ce que voit Arjuna était jadis son ami et son aurige. Un homme comme lui. Mais ce n’était qu’un aspect, un déguisement bienveillant. Çri Krishna voulait l’épargner, lui dissimuler la vérité. Arjuna a demandé à voir la vraie forme de Çri Krishna et il l’a vue. Il ne sera plus désormais ce qu’il était. Le spectacle l’a changé, l’a changé à jamais. Une telle connaissance, c’est le vrai fruit défendu. Çri Krishna a longtemps attendu avant de montrer à Arjuna sa forme réelle. Il voulait l’épargner. Mais la vraie forme, celle du destructeur universel, a fini par émerger.
Je ne veux pas vous rendre malheureux en racontant la souffrance en détail, mais il y a une différence décisive entre la souffrance et la narration de la souffrance. Je vous parle de ce qui est arrivé. Si le fait de savoir entraîne une souffrance indirecte, celui de ne pas savoir représente un authentique danger, un risque colossal.
Quand Kirsten et l’évêque revinrent pour s’occuper des problèmes soulevés par la mort de Jeff, je pus déceler en les revoyant un changement en eux. Kirsten paraissait lasse et déprimée, et cela ne semblait pas dû uniquement au choc. Il était évident qu’elle était en mauvaise santé. En revanche, l’évêque Archer était plus dynamique que jamais. Il prit entièrement en charge la situation, choisit la pierre tombale et le lieu de l’inhumation, prononça l’oraison funèbre revêtu de sa tenue sacerdotale et régla tous les frais des obsèques. Ce fut lui qui décida de l’inscription à graver sur la stèle. Il opta pour une devise qui exprime l’idée fondamentale de l’école d’Héraclite : aucune chose ne dure ; mais toutes les choses s’écoulent. Ce choix me parut fort acceptable. On m’avait enseigné en philo que la phrase était d’Héraclite lui-même, mais Tim m’expliqua qu’elle était postérieure à lui et provenait de ses disciples. Ils croyaient que seul le flux, c’est-à-dire le changement, est la réalité. Ils avaient peut-être raison.
Nous nous retrouvâmes tous les trois après l’enterrement et regagnâmes l’appartement de Kirsten en essayant de nous mettre à l’aise. Il fallut un certain temps avant que l’un de nous trouve quelque chose à dire.
Tim, sans raison apparente, se mit à parler de Satan. Il avait élaboré une nouvelle théorie sur l’ascension et la chute de Satan et voulait la mettre à l’essai sur Kirsten et moi, puisque nous étions les plus proches personnes disponibles. Je supposai sur le moment qu’il comptait en faire mention dans le livre qu’il avait commencé à écrire.
« Je considère le mythe de Satan selon une nouvelle optique. Satan désirait connaître Dieu aussi pleinement que possible. Pour obtenir cette connaissance parfaite, il lui fallait devenir Dieu, être lui-même Dieu. Il s’y employa et y parvint, tout en sachant que sa punition serait l’exil permanent loin de Dieu. Mais il le fit néanmoins, car le souvenir d’avoir connu Dieu, de l’avoir vraiment connu comme nul autre ne l’avait jamais fait ou ne le ferait jamais, justifiait pour lui ce châtiment éternel. N’était-ce pas là aimer Dieu plus que quiconque ayant jamais existé ? Satan a accepté le châtiment et l’exil éternels simplement pour connaître Dieu – en devenant Dieu – pendant un instant. Et il me vient une autre idée : Satan connaissait vraiment Dieu, mais peut-être Dieu ne connaissait-il pas ou ne comprenait-il pas Satan ; s’il l’avait compris, il ne l’aurait pas puni. C’est pourquoi on dit que Satan s’est rebellé – ce qui signifie qu’il échappait au contrôle de Dieu, qu’il était en dehors du domaine de Dieu, comme dans un autre univers. Mais je pense qu’il accueillit volontiers sa punition, car c’était pour lui la preuve qu’il connaissait Dieu et l’aimait. Sinon il aurait pu faire ce qu’il a fait pour être récompensé… s’il y avait eu une récompense. Mieux vaut régner en enfer que de servir aux cieux, c’est un aboutissement, mais pas le vrai : le but ultime est de connaître Dieu pleinement et réellement, en comparaison de quoi tout le reste est de peu d’importance.
— C’est comme Prométhée », remarqua Kirsten d’un air absent. Elle fumait en regardant Tim fixement.
Tim reprit : « Prométhée a participé à la création de l’homme. C’était aussi le plus tricheur de tous les dieux. Pandore fut envoyée sur Terre par Zeus pour punir Prométhée d’avoir dérobé le feu du ciel et de l’avoir apporté à l’homme. De plus, Pandore devait châtier toute la race humaine. Épiméthée la prit pour épouse malgré les avertissements de Prométhée, puisque celui-ci pouvait prédire les conséquences de ce mariage. C’est ce don absolu de la connaissance anticipée qui était considéré par les zoroastriens comme un attribut de Dieu, l’Esprit de Sagesse.