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Après un moment de réflexion, Bill a dit : « C’est parce que ça vous aurait détraquée. Vous comprenez, moi je suis habitué aux voix dans ma tête et aux pensées qui ne sont pas les miennes ; je peux l’accepter.

— C’est Tim qui est le bodhisattva, pas vous. C’est Tim qui est revenu, par compassion. » J’ai pensé alors avec un sursaut : Mon Dieu, est-ce que je me mets à y croire maintenant ? Quand on plane sous l’effet d’une bonne herbe, on peut croire n’importe quoi, ce qui explique pourquoi il s’en vend tellement.

« C’est exact, a dit Bill. Je sens sa compassion. Il a recherché la sagesse, la Sainte Sagesse de Dieu, ce qu’il appelle Haggis Sophia ; il l’assimile à l’anokhi, la pure conscience de Dieu. Et puis, quand il est allé là-bas et que la Présence a pénétré en lui, il a compris que ce n’était pas la sagesse qu’il voulait mais la compassion… il avait déjà la sagesse, mais elle ne lui avait rien apporté, pas plus qu’à personne d’autre.

— Oui, Haggis Sophia. Il m’avait mentionné ce terme.

— Ça fait partie de ce qu’il pense en latin.

— Non, c’est du grec.

— Grec ou latin, je n’en sais rien. Tim pensait qu’avec la sagesse absolue du Christ il pouvait lire le Livre des Tisseurs pour démêler le futur qui l’attendait, afin de trouver un moyen d’échapper à son destin ; c’est pourquoi il est allé en Israël.

— Je sais, ai-je dit.

— Le Christ peut lire le Livre des Tisseurs, a poursuivi Bill. Le sort de chaque humain y est inscrit. Aucun être humain ne l’a jamais lu.

— Où se trouve ce livre ?

— Partout autour de nous, a précisé Bill. Je le crois, du moins. Attendez un moment ; Tim est en train de penser quelque chose. Très clairement. » Il est resté un certain temps silencieux et renfermé. Puis il a repris la parole. « Tim pense au dernier chant du Paradis, le XXXIIIe. Il pense : Dieu est le livre de l’univers et vous avez lu ça ; vous l’avez lu la nuit où vous aviez un abcès à une dent. C’est vrai ? a-t-il questionné.

— Oui, c’est vrai. Ça m’a fait une très grosse impression, toute cette dernière partie de la Divine Comédie.

— Edgar dit que la Divine Comédie est fondée sur des sources soufies, a déclaré Bill.

— Peut-être », ai-je dit, tout en m’interrogeant sur les propos qu’il venait de tenir, ces allusions à la Divine Comédie de Dante. « Étrange, ai-je repris. Ces choses dont vous vous souvenez. Pourquoi vous les rappelez-vous ? Parce que j’avais effectivement un abcès à une dent et…

— Tim dit que le Christ avait organisé cette douleur, pour que la partie finale de la Divine Comédie vous marque d’une façon ineffaçable. Une flamme unique. Oh ! la barbe, il se remet à penser dans une langue étrangère.

— Prononcez à haute voix ce qu’il pense », ai-je demandé.

De façon hésitante, Bill a récité :

Nel mezzo del cammin di nostra vita Mi ritrovai per una selva oscura, Che la diritta via era smarrita.

J’ai souri. « C’est le début de la Divine Comédie.

— Il y a autre chose, a dit Bill, et il a ajouté :

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

— Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, ai-je traduit.

— Il veut que je vous dise encore quelque chose, a repris Bill. Mais j’ai du mal à saisir quoi. Oh ! maintenant je l’ai… il le repense très clairement pour moi :

La sua voluntate è nostra pace…

— Ça, je ne reconnais pas, ai-je dit.

— Tim dit que c’est le message fondamental de la Divine Comédie. Cela signifie : Sa volonté est notre paix. Je suppose que c’est une allusion à Dieu.

— Je le suppose aussi.

— Il a dû apprendre ça dans l’autre monde, a dit Bill. Il ne l’a certainement pas appris ici. »

S’approchant de nous, Harvey a annoncé : « J’en ai assez des bandes de Queen. Qu’est-ce qu’on a apporté d’autre ?

— Tu es arrivé à capter Radio-Moscou ? ai-je demandé.

— Oui, mais on n’entend rien à cause du brouillage. Les Russes ont décidé d’émettre aussi sur une autre fréquence, mais j’en ai assez de la chercher. D’ailleurs ça doit également être brouillé.

— Bon, on va bientôt rentrer à la maison », ai-je dit en tendant à Bill le restant du joint.

16

Peu après, il s’est révélé nécessaire de réhospitaliser Bill plus tôt que je ne m’y étais attendue. Il est entré à l’hôpital de son plein gré, acceptant la chose comme un fait de la vie – un fait inscrit en permanence dans sa vie, en réalité.

J’ai eu ensuite un entretien avec son psychiatre, un homme d’un certain âge, à la forte carrure, avec une moustache et des lunettes à verres non cerclés : une sorte d’image de l’autorité imposante mais amène qui m’énonça instantanément mes fautes, par ordre d’importance décroissante.

« Vous ne devriez pas l’encourager à faire usage de drogues », a déclaré le Dr Greeby, en examinant le dossier de Bill ouvert devant lui sur son bureau.

« Vous appelez l’herbe une drogue ? me suis-je récriée.

— Pour un sujet à l’équilibre mental aussi précaire que Bill, toute intoxication est dangereuse, si légère soit-elle. Une fois entré dans le trip, il n’en sort plus. Nous l’avons mis sous Haldol pour le moment ; il semble qu’il supporte les effets secondaires.

— Si j’avais su le mal que je lui faisais, j’aurais agi autrement », ai-je dit.

Il m’a dévisagée.

« C’est en faisant des erreurs qu’on s’instruit, ai-je ajouté.

— Miss Archer…

— Mrs. Archer, ai-je rectifié.

— Le diagnostic concernant Bill n’est pas bon, Mrs. Archer. Je pense que je ne vous apprends rien, puisque vous êtes apparemment la personne la plus proche de lui. » Le Dr Greeby a froncé les sourcils. « Vous dites Archer ? Êtes-vous de la famille du défunt évêque de l’Église épiscopale Timothy Archer ?

— C’était mon beau-père, ai-je précisé.

— C’est lui que Bill s’imagine être.

— Malheureusement oui.

— Bill a l’illusion d’être devenu votre beau-père à la suite d’une expérience mystique. Il ne se contente pas de voir et d’entendre l’évêque Archer ; il est l’évêque Archer. Je crois savoir qu’il l’a réellement connu.

— Il lui a fait la rotation de ses pneus.

— Vous êtes une femme qui se pique d’être intelligente », a observé le Dr Greeby.

Je n’ai rien répondu.

« C’est vous qui avez contribué à ramener Bill à l’hôpital », a-t-il poursuivi.

J’ai répondu : « Oui, et nous avons aussi passé de bons moments ensemble. Ainsi que de très mauvais moments, dus à la mort de personnes chères. J’estime que ces morts ont plus contribué au déclin de Bill que le fait d’avoir fumé une fois de l’herbe dans Tilden Park.

— Je vous demanderai de ne plus le revoir, a dit le Dr Greeby.

— Comment ? » me suis-je exclamée, interloquée et consternée ; un accès de peur me submergeait et je me sentais rougir de chagrin. « Attendez un peu, ai-je poursuivi. C’est mon ami.