— Oh ! il ne faut pas, dit-elle en l’empochant courtoisement.
Fort de son acceptation, je me répands enfin sur la feuille de papier blanc !
En caractères bâton, j’écris d’un stylo décidé :
Contrordre ! Il me faut immédiatement un million ou je dis tout. Je vous attendrai à trois heures et demie du matin dans les jardins des Champs-Élysées, derrière le Théâtre Marigny.
Pinaud revient de jouer les fontaines bruxelloises. Il a omis d’assujettir les quatre boutons protégeant son déshonneur et le pan de sa chemise passe par l’échauguette.
— Bon, je vais me pieuter, annonce-t-il.
— Demain ! fais-je, lugubre.
Et jamais expression plaisante n’a été aussi empreinte de vérité.
— Quoi !
— T’as encore du travail, bonhomme.
— Tu es fou !
Je considère sa mise négligée, son costume qui ferait vomir un fripier, la barbe profuse qui dévaste son physique de baderne.
— Tu as l’aspect qui convient à mes projets…
J’entraîne mes deux auxiliaires vers les étages supérieurs.
— Tu as compris ? m’enquiers-je auprès du révérend Pinaud.
Ce dernier hoche sa tête vénérable.
— Y a des moments, soupire-t-il, où je pense sincèrement que tu me prends pour un gâteux…
Je m’abstiens de le détromper, et il pénètre dans l’immeuble des Bisemont. Il a pour mission de remettre ma lettre à ces bonnes gens en prétextant qu’il est un clochard à qui une jeune fille a remis mille balles pour faire sa commission.
Mme Chabanet, l’aimable et nocturne téléphoniste qui me prête son concours, se tient immobile, dans la voiture.
Elle est pas tellement rassurée, la pauvre chérie.
— En somme, soupire-t-elle, qu’attendez-vous de moi ?
— Vous vous assiérez sur un banc en mettant un journal sous vous à cause de la petite pluie qui est tombée tout à l’heure…
— Et ensuite ?
— C’est absolument tout ce que vous aurez à faire. Si : il faudra nouer une écharpe sur votre tête afin qu’on ne puisse vous voir le visage.
Je la boucle car Pinaud, le réputé cancrelat de bistrot, le licheur d’Anjou, l’étaleur de sauces-sur-revers, l’homme dont les stylos se vident dans ses poches, à qui il manque toujours un bouton pour être décent, un rasoir pour être rasé et cent balles pour payer ses consommations, réapparaît, de sa démarche flottante. Belle émanation de la nuit.
Il rejoint l’auto…
— C’est fait.
— Qui as-tu vu ?
— Un larbin. Il a failli me virer, il paraît à cran !
— Il y a de quoi. Je peux te prédire que ce vaillant serviteur va bouquiner dès demain les offres d’emplois. Et alors ?
— Alors il a pris mon mot, du bout des doigts et il est allé le porter à ses maîtres.
— Et puis ?
— Il m’a donné cinquante francs en me disant que « c’était parfait ». Textuel !
— Tu vois bien que le métier comporte certains avantages…
— Je peux rentrer ? implore-t-il.
J’hésite. J’aimerais le garder encore avec moi, pourtant j’ai pitié de son grand âge, de sa sénilité…
— Oui, je vais te larguer à une station de bahus…
Je le moule à l’Étoile où quelques G7 attendent des ivrognes dans la fraîcheur nocturne.
Je descends la magistrale avenue des Champs-Élysées et je stoppe ma chignole avenue Gabriel.
— J’y vais tout de suite ? demande la dame.
Je bigle mon horloge portable.
Elle indique trois plombes et des poussières.
— Oui.
La v’là qui noue son fichu sur ses cheveux… Elle contourne des massifs de buis et se dirige vers un banc qu’un lointain lampadaire baigne d’une lumière d’aquarium…
Le gars San-Antonio enjambe la barrière cernant les haies de troènes. Il s’accroupit parmi les arbrisseaux, pour la plus grande détresse de ceux-ci, et le plus gros mécontentement des ratisseurs de la ville qui s’apercevront demain du désastre et concluront qu’un couple polisson est venu chercher refuge dans ce coin tranquille.
Des voitures passent, de temps à autre, sur l’avenue déserte. Un rossignol, dans les proches frondaisons de l’Élysée, siffle entre ses dents une mélopée à la gloire du char de la nuit dont les pégases vont bientôt ruer dans les brancards.
Deux agents qui ne font pas le bonheur de leurs bergères passent, à toute pédale, en affirmant que leur supérieur a été conçu pour une Chandeleur, vu que c’est une crêpe… Entre les légers branchages des troènes, j’aperçois la pauvre Mme Chabanet. Elle s’oxygène sur son banc. Ce remugle d’arbres mouillés la change des odeurs qu’elle se farcit à son poste habituel.
Elle en éternue d’enthousiasme. Demain elle sera tellement enrhumée que, près de ses gogues, elle aura l’impression de se trouver à la montagne. Comme disait mon ami, le docteur Simon Cussonet-Thoréleur : « Il n’y a que le foie qui sauve ! »
Nous patientons, dans nos positions inconfortables, un bon petit quart d’heure, elle et moi. Et puis, ce que j’escomptais se produit… Une ombre s’engage sous les arbres afin de gagner le petit square où Mme Chabanet attend…
Je me tiens prêt à toute éventualité, comme disent les hommes politiques qui veulent impressionner l’adversaire.
L’ombre vient de disparaître tout à coup. J’ai beau m’écarquiller les gobilles, je ne la vois plus.
Mal à l’aise, flairant confusément un danger, Mme Chabanet vient de quitter son banc ! Pourvu qu’elle ne se taille pas en direction des Champs-Élysées ! Mais non : ses nerfs sont bons. Elle regarde autour d’elle, comme le fait logiquement une personne impatientée…
Je perçois un bruissement, derrière le banc où se tenait la dame. Par une déchirure des branchages, je distingue une main blême… Cette main brandit un revolver nickelé qui scintille faiblement.
— Couchez-vous ! hurlé-je de toutes mes forces.
La détonation couvre ma dernière syllable. Mme Chabanet pousse un hurlement. Je fonce… Un bruit de branches cassées. Je n’ai pas de peine à rattraper l’ombre qui cavale sous les arbres en direction de la Concorde.
C’est celle de Mme Bisemont. En quatre enjambées et demie, je suis sur elle. Je la ceinture. Elle pousse des cris aigus, inhumains, pareils à ceux d’un petit cochon effrayé.
Elle jette son petit revolver loin d’elle. Tout en la neutralisant, je fais jouer les poucettes. Clic-clac : enveloppez, c’est pesé ! La vioque a les bracelets. En pleine crise de nerfs, elle se roule sur le sable… Je la laisse se tortiller pour aller prendre des nouvelles de Mme Chabanet.
— Vous êtes touchée ? fais-je.
Elle se tient adossée à un platane : c’est le tronc pour les victimes du devoir !
— Non !
— Sûr, pas de bobo ?
Elle secoue la tête.
— Non.
D’une voix hébétée, elle bégaie :
— Vous m’aviez dit que… Vous m’aviez dit que ça ne craignait rien !
Et cette pauvre chérie tourne de l’œil. Elle glisse le long de son tronc comme un écureuil… Je suis bien, moi, avec mes deux nanas sur le damier.
Heureusement que des hirondelles arrivent, alertés par le coup de feu, sans tambour ni trompette et sans faire le printemps !
— Haut les mains ! me crient-ils…
Je lève les mains tout comme un gangster au petit pied.
CHAPITRE XV
Dans lequel j’ai l’explication du pourquoi du comment du chose !