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— Alors, vous désirez ?

— Je vous ai confié mon fils il y a onze ans, Madame, dit le mec, et il devait faire des efforts même pour parler, car il n’arrêtait pas de reprendre son souffle. Je n’ai pas pu vous faire signe de vie plus tôt, j’étais enfermé à l’hôpital. Je n’avais même plus votre nom et adresse, on m’avait tout pris, quand on m’a enfermé. Votre reçu était chez le frère de ma pauvre femme, qui est morte tragiquement, comme vous n’êtes pas sans ignorer. On m’a laissé sortir ce matin, j’ai retrouvé le reçu et je suis venu. Je m’appelle Kadir Yoûssef, et je viens voir mon fils Mohammed. Je veux lui dire bonjour.

Madame Rosa avait toute sa tête à elle ce jour-là, et c’est ce qui nous a sauvés.

Je voyais bien qu’elle avait pâli mais il fallait la connaître, car avec son maquillage, on voyait que du rouge et du bleu. Elle a mis ses lunettes, ce qui lui allait toujours mieux que rien, et elle a regardé le reçu.

— Comment déjà, vous dites ? Le mec a failli pleurer.

— Madame, je suis un homme malade.

— Qui ne l’est pas, qui ne l’est pas, a dit Madame Rosa pieusement, et elle a même levé les yeux au ciel comme pour le remercier.

— Madame, mon nom est Kadir Yoûssef, Youyou pour les infirmiers. Je suis resté onze ans psychiatrique, après cette tragédie dans les journaux dont je suis entièrement irresponsable.

J’ai brusquement pensé que Madame Rosa demandait tout le temps au docteur Katz si je n’étais pas psychiatrique, moi aussi. Ou héréditaire. Enfin, je m’en foutais, c’était pas moi. J’avais dix ans, pas quatorze. Merde.

— Et votre fils s’appelait comment, déjà ?

— Mohammed.

Madame Rosa l’a fixé du regard tellement que j’ai même eu encore plus peur.

— Et le nom de la mère, vous vous en souvenez ?

Là, j’ai cru que ce type allait mourir. Il est devenu vert, sa mâchoire s’est affaissée, ses genoux sursautaient, il avait des larmes qui sont sorties.

— Madame, vous savez bien que j’étais irresponsable. J’ai été reconnu et certifié comme tel. Si ma main a fait ça, je n’y suis pour rien. On n’a pas trouvé de syphilis chez moi, mais les infirmiers disent que tous les Arabes sont syphilitiques. J’ai fait ça dans un moment de folie, Dieu ait son âme. Je suis devenu très pieux. Je prie pour son âme à chaque heure qui passe. Elle en a besoin, dans le métier qu’elle faisait. J’avais agi dans une crise de jalousie. Vous pensez, elle se faisait jusqu’à vingt passes par jour. J’ai fini par devenir jaloux et je l’ai tuée, je sais. Mais je ne suis pas responsable. J’ai été reconnu par les meilleurs médecins français. Je ne me souvenais même de rien, après. Je l’aimais à la folie. Je ne pouvais pas vivre sans elle.

Madame Rosa a ricané. Je ne l’ai jamais vue ricaner comme ça. C’était quelque chose… Non, je ne peux pas vous dire ça. Ça m’a glacé les fesses.

— Bien sûr que vous ne pouviez pas vivre sans elle, Monsieur Kadir. Aïcha vous rapportait cent mille balles par jour depuis des années. Vous l’avez tuée pour qu’elle vous rapporte plus.

Le type a poussé un petit cri et puis il s’est mis à pleurer. C’était la première fois que je voyais un Arabe pleurer, à part moi. J’ai même eu pitié, tellement je m’en foutais.

Madame Rosa s’est radoucie d’un seul coup. Ça lui faisait plaisir de lui avoir coupé les couilles, à ce mec. Elle devait sentir qu’elle était encore une femme, quoi.

— Et à part ça, ça va, Monsieur Kadir ?

Le type s’est essuyé dans son poing. Il avait même plus la force de chercher son mouchoir, c’était trop loin.

— Ça va, Madame Rosa. Je vais bientôt mourir. Le cœur.

— Mazel tov, dit Madame Rosa, avec bonté, ce qui veut dire en juif je vous félicite.

— Merci, Madame Rosa. Je voudrais voir mon fils, s’il vous plaît.

— Vous me devez trois ans de pension, Monsieur Kadir. Il y a onze ans que vous ne nous avez donné signe de vie.

Le type a fait un petit bond sur sa chaise.

— Signe de vie, signe de vie, signe de vie ! chanta-t-il, les yeux levés au ciel, où on nous attend tous. Signe de vie !

On ne peut pas dire qu’il parlait comme ce mot l’exige, et il sautillait à chaque prononciation sur sa chaise, comme si on lui bottait les fesses sans aucune estime.

— Signe de vie, non, mais vous voulez rire !

— C’est la dernière chose que je veux, l’assura Madame Rosa. Vous avez laissé tomber votre fils comme une merde, selon l’expression de ce nom !

— Mais je n’avais même pas votre nom et adresse ! L’oncle d’Aïcha a gardé le reçu au Brésil… J’étais enfermé ! Je sors ce matin ! Je vais chez sa belle-fille à Kremlin-Bicêtre, ils sont tous morts, sauf leur mère qui a hérité et qui se souvenait vaguement de quelque chose ! Le reçu était épinglé à la photo d’Aïcha comme mère et fils ! Signe de vie ! Qu’est-ce que ça veut dire, signe de vie ?

— De l’argent, dit Madame Rosa, avec bon sens.

— Où voulez-vous que j’en trouve, Madame ?

— Ça, ce sont des choses que je veux pas entrer dedans, dit Madame Rosa, en se ventilant le visage avec son éventail japonais.

Monsieur Kadir Yoûssef avait la pomme d’Adam qui faisait l’ascenseur rapide, tellement il avalait l’air.

— Madame, quand nous vous avons confié notre fils, j’étais en pleine possession de mes moyens. J’avais trois femmes qui travaillaient aux halles dont une que j’aimais tendrement. Je pouvais me permettre de donner une bonne éducation à mon fils. J’avais même un nom social, Yoûssef Kadir, bien connu de la police. Oui, Madame, bien connu de la police, c’était même une fois en toutes lettres dans le journal. Yoûssef Kadir, bien connu de la police… Bien connu, Madame, pas mal connu. Après, j’ai été pris d’irresponsabilité et j’ai fait mon malheur…

Il pleurait comme une vieille Juive, ce type-là.

— On a pas le droit de laisser tomber son fils comme une merde sans payer, dit Madame Rosa sévèrement, et elle s’est ventilée un coup avec son éventail japonais.

La seule chose qui m’intéressait là-dedans c’était de savoir si c’était de moi qu’il s’agissait comme Mohammed ou non. Si c’était moi, alors je n’avais pas dix ans mais quatorze et ça, c’était important, car si j’avais quatorze ans, j’étais beaucoup moins un môme, et c’est la meilleure chose qui peut vous arriver. Moïse qui était debout à la porte et qui écoutait ne se bilait pas non plus, car si ce gazier s’appelait Kadir et Yoûssef, il avait peu de chance d’être juif. Remarquez, je ne dis pas du tout qu’être juif c’est une chance, ils ont leurs problèmes, eux aussi.

— Madame, je ne sais pas si vous me parlez sur ce ton-là ou si je me trompe parce que j’imagine des choses à cause de mon état psychiatrique, mais j’ai été coupé du monde extérieur pendant onze ans, j’étais donc dans l’impossibilité matérielle. J’ai là un certificat médical qui me prouve…