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Poème à lire en état d’ivresse :

À Formentera Tu fermenteras.

Nous croisons de vieux couples de hippies défoncés, qui sont restés ensemble, ici, depuis les années soixante. Comment ont-ils fait pour tenir si longtemps ? J’en ai les larmes aux yeux. Je leur achète de l’herbe. Avec Jean-Georges, nous picolons dans les troquets, en jouant au billard. Il me raconte ses amours. Il vient de rencontrer la femme de sa vie, il est heureux, pour la première fois.

— Aimer : nous ne vivons pour rien d’autre, dit-il.

— Et faire des enfants ?

— Pas question ! Donner naissance à quelqu’un dans un monde pareil ? Criminel ! Egoïste ! Narcissique !

— Moi, les femmes, je leur fais mieux qu’un enfant : je leur fais un livre, proclame-je en levant le doigt.

Nous jetons des œillades à la serveuse. Elle est à croquer, porte un boléro, sa peau mate est légèrement duveteuse, grands yeux noirs, se tient cambrée, farouche comme une squaw.

— Elle ressemble à Alice, dis-je. Si je couchais avec elle, je serais quand même fidèle.

Alice est restée à Paris, et viendra me rejoindre ici dans une semaine.

Dans six jours cela fera trois ans que je vis avec elle.

III

Jour J — 5

La serveuse en robe dos nu s’appelle Matilda. Elle est booonne. Jean-Georges lui a chanté la chanson de Harry Belafonte : Matilda she take me money and run Venezuela.

Je crois que je pourrais tomber amoureux d’elle si Alice ne me manquait pas autant. Au bar de Ses Roques, nous l’avons invitée à danser. Elle tapait dans ses mains mates, ondulait des hanches, sa chevelure tourbillonnait. Elle avait des poils sous les bras. Jean-Georges lui a demandé :

— Pardon Mademoiselle, nous cherchons un endroit où dormir. Vous n’auriez pas de la place chez vous, por favor ?

Elle portait une fine chaîne en or autour de la taille et une autre autour de la cheville. Malheureusement, Matilda n’a pas pris notre argent et ne s’est pas enfuie au Venezuela. Elle s’est contentée de rouler les joints avec nous, jusqu’à ce qu’on s’endorme à la belle étoile. Ses doigts étaient longs et agiles. Elle léchait le papier à cigarette avec application. Je crois que nous étions tous assez troublés, même elle.

De retour à la Casa, complètement raide, Matilda a saisi ma queue à bras-le-corps. Elle avait, une chatte géante mais musclée qui sentait les vacances. Ses cheveux puaient la sinsemilla. Elle criait si fort que Jean-Georges a rempli sa bouche pour la faire taire ; ensuite nous avons échangé les places avant d’éjaculer en chœur sur ses gros seins fermes. Juste après avoir joui, je me suis réveillé en sueur, mort de soif. Un véritable ermite ne devrait pas trop abuser de ces plantes exotiques.

Dans cinq jours cela fera trois ans que je vis avec Alice.

IV

Jour J — 4

L’homme seul redevient préhistorique : au bout de quelques jours il ne se rase plus, ne se lave plus, pousse des grognements. Pour mener l’être humain vers la civilisation, il a fallu quelques millions d’années, alors que le retour au Néandertal prend moins d’une semaine. Ma démarche est de plus en plus simiesque. Je me gratte les testicules, mange mes crottes de nez, me déplace par petits bonds. À l’heure des repas, je me jette en vrac sur la nourriture et la dévore avec les doigts, mélangeant le saucisson et les chewing-gums, les chips au fromage et le chocolat au lait, le coca-cola et le vin. Puis je rote, pète et ronfle. C’est ça, un jeune écrivain français de l’avant-garde.

Alice a débarqué par surprise. Elle a mis ses mains sur mes yeux au marché de la Mola, trois jours avant la date prévue de son arrivée.

— Qui c’est ?

— No sé. Matilda ?

— Salaud !

— Alice !

Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre.

— Ben ça, pour une surprise, c’est une surprise !

J’étais obligé de dire ça ?

— Avoue que tu ne t’y attendais pas, hein ? Et d’abord c’est qui cette Matilda ?

— Oh rien… Une locale que Jean-Georges a branchée hier soir.

Si cela n’est pas le bonheur, en tout cas cela y ressemble d’assez près : nous grignotons du Jabugo sur la plage, l’eau est tiède, Alice est bronzée, cela lui donne les yeux verts. Nous faisons la sieste l’après-midi. Je lèche le sel de mer sur son dos. Nous ne dormons pas tant que ça. Pendant l’amour, Alice m’énumère la liste des garçons qui l’ont suppliée de me quitter à Paris. Je lui narre en détails mon rêve érotique de la veille. Pourquoi toutes les femmes que j’aime ont-elles les pieds froids ?

Jean-Georges et Matilda nous rejoignent pour le dîner. Ils semblent très épris. Ils ont découvert qu’ils avaient tous les deux perdu leur père cette année.

— Mais moi c’est plus grave car je suis une fille, dit Matilda.

— Je déteste les filles amoureuses de leur père, surtout quand il est mort, dit Jean-Georges.

— Les filles qui n’ont jamais été amoureuses de leur père sont frigides ou lesbiennes, précise-je.

Alice et Matilda dansent ensemble, on dirait deux sœurs un peu incestueuses. Nous nous collons à elles. Il fait bon, ça aurait pu dégénérer, on se sépare à regret, mais on se rattrape chacun dans sa chambre.

Avant de m’endormir, j’accomplis enfin un geste révolutionnaire : je retire ma montre. Pour que l’amour dure toujours, il suffit de vivre hors du temps. C’est le monde moderne qui tue l’amour. Si nous nous installions ici ? Rien ne coûte cher ici. Je faxerais des papiers à Paris, je demanderais des à-valoir à plusieurs éditeurs, de temps en temps j’expédierais une campagne de pub par DHL…

Et l’on s’emmerderait à crever.

Bon sang, l’angoisse me reprend. Je sens venir le danger. J’en ai marre d’être moi. J’aimerais bien que quelqu’un me dise de quoi j’ai envie. Il est vrai que, de temps à autre, notre passion devient tendresse. La machination se remettrait-elle en branle ? Il faut repousser les endorphines. Je l’aime et pourtant j’ai peur qu’on s’ennuie. Parfois, nous jouons à être chiants exprès. Elle me dit :

— Bon… Je vais aller faire les courses… À tout à l’heure… Je lui réponds :

— Et après nous irons nous promener…

— Cueillir du romarin…

— Déjeuner sur la plage…

— Acheter les journaux…

— Ne rien faire…

— Ou nous suicider…

— La seule belle mort à Formentera, c’est de tomber de vélo, comme la chanteuse Nico.

Je me dis que si nous plaisantons là-dessus, c’est que la situation n’est pas si grave.

Le suspense augmente. Dans quatre jours cela fera trois ans que je vis avec Alice.

V

Jour J — 3

Avec Alice, nous faisons l’amour moins souvent mais de mieux en mieux. J’effleure ses centimètres carrés favoris. Elle ferme mes yeux. Avant elle jouissait une fois sur deux, maintenant elle jouit une fois par fois. Elle me laisse écrire tout l’après-midi. Pendant que je travaille, elle se dore au soleil sur la plage. Vers six heures du soir, elle revient et je lui prépare une mauresque bien glacée. Puis je vérifie son bronzage intégral. Je trais ses pamplemousses. Elle me suce, puis je l’encule. Ensuite, elle lit ceci par-dessus mon épaule et me demande de supprimer « je l’encule ». J’accepte, j’écris « je la prends », et quand elle s’éloigne je fais un petit « Pomme-Z » sur mon Macintosh. La littérature est à ce prix, l’Histoire des Lettres n’est qu’une longue litanie de trahisons, j’espère qu’elle me pardonnera. Je refuse de finir Tendre est la nuit ; j’ai comme un sinistre pressentiment : à mon avis, cela ne va plus très fort entre Dick Diver et Nicole. J’écoute La Sonate à Kreutzer en songeant au roman éponyme de Tolstoï. L’histoire d’un homme trompé qui tue sa femme. Le violon et le piano de Beethoven lui ont inspiré le couple. Je les écoute se rejoindre, s’interrompre, s’envoler, se quitter, se réconcilier, se fâcher, et enfin s’unir dans le crescendo final. C’est la musique de la vie à deux. Le violon et le piano sont incapables de jouer seuls…