Выбрать главу

Je m'interromps. Le Mastar qui, docilement, me filait le train, me tisonne :

— Et alors ?

— Alors je trouve que ces giries sont affligeantes, Gros. Il y a déjà eu une victime. Tabobo Hobibi a en somme été sacrifié sur l'autel de la recherche nucléaire. Selon toute vraisemblance c'est avec la Grande-Bretagne que la souveraine des Malotrus a pris contact.

— A cause que c'est un sir, le correspondant recherché ?

— Naturellement.

— Et pourquoi t'est-ce que ça t'afflictionne ?

— Parce qu'il n'y a rien de changé. Les alliances tombent lorsque l'intérêt est en jeu. La forte amitié franco-britannique part en quenouille pour un bout de territoire perdu dans l'océan. Illico, le sang versé en commun, les grandes heures historiques, les démonstrations de tendresse s'évaporent pour faire place aux coups bas, aux sournoises astuces et aux discrets poignardages.

— Et alors, fait le Gros en arrachant la bouteille des mains du serveur pour la déboucher personnellement, et alors, ça te surprend que deux pays se fassent du contrecare, lorsque le monde est plein de frangins qui se tirent la bourre pour se partager les pauvres fringues à papa quand il clabote ! Tu veux que je te dise, San-A. ? T'as des vapes. Une vraie bonne femme ! Par moments ça te prend, la mère tume. Tu vois tout en noir, tu trouves tout moche. Critiqueur en diable, tu deviens. Ah ! là là, ma douleur ! On te laisserait refaire le monde, je voudrais voir c't' binette qu'il aurait !

Il torche ça bouteille en cinq (cul) secs.

— Allez, oust, c'est pas encore l'heure d'aller blouzer ton rosbif ?

— Il a dit dans une heure.

— Il en fait des mystères, ce pegreleux ! Tu trouves pas ça louche, toi ?

— C'est un type qui doit être connu dans les milieux internationaux et qui veut agir dans la discrétion. Ce genre de transaction ne se traite pas sur un tabouret de bar !

— Ouais, faut le décor-homme, hein ? Tapis vert avec sous-mains et carafe de flotte ! Sans compter la sonnette du président. Mais, ne t'occupe pas, je saurai me monter à la hauteur.

* * *

Il fait une belle nuit suisse, un peu fraîche et venteuse. Les drapeaux de l'hôtel claquent allègrement.

Un Boeing illuminé décolle non loin d'ici et vire au-dessus des maisons voisines pour aller prendre de l'altitude sur le Léman.

Lorsque nous débouchons sur le parking, une silhouette sort de l'ombre et s'avance vers nous. C'est le type chauve qui escortait sir Dezange.

— Si vous voulez bien prendre place ? nous dit-il avec un très léger accent.

Il ouvre la portière d'une Bentley noire dont l'habitacle arrière est séparé de l'avant par des vitres coulissantes.

Son porte-documents sous le bras (pour faire plus diplomate) Béru grimpe dans le solennel véhicule, et se laisse tomber sur de moelleuses banquettes de cuir.

Je lui relourde la porte et vais m'installer à l'avant, près du chauffeur.

— Vous ne montez pas avec Son Excellence ? s'étonne le secrétaire de Dezange.

— Elle ne me tolère qu'à sa table parce qu'elle n'aime pas manger seule, expliqué-je.

L'autre a un hochement de menton et démarre. Nous ne parlons pas. J'aurais une foule de questions à lui poser, cependant. Mais la prudence exige que je la boucle. Je me tiens bien raide sur mon siège, dans l'attitude compassée d'un parfait secrétaire de ministre.

La partie à jouer est délicate. Pendant combien de temps réussirons-nous à faire illusion, Béru et moi ? Je l'ai bien chapitré, mon Gros Lard, je lui ai fait répéter son rôle à une syllabe près, mais avec sa nature généreuse on peut s'attendre à de redoutables bifurcations.

Nous descendons sur le centre ville et, parvenus devant la gare, nous virons à gauche. Bientôt nous sommes hors de la patrie de Calvin. Le lac miroite sous la lune. Sur l'autre rive, the frensh mountains découpent leurs grandes ombres grises dans un ciel laiteux.

— C'est loin ? demandé-je d'un ton indifférent.

— Quelques kilomètres, laisse tomber le saurien.

Il a des gants pour piloter. Il porte un complet sombre, très strict, et ses gestes sont empreints de nonchalance.

Un je ne sais quoi d'un peu méprisant se dégage de sa personne. Ce gus aurait des sentiments racistes que je n'en serais pas autrement surpris.

Béru fait coulisser une vitre et tapote l'épaule de notre conducteur.

— Dis donc, mon petit gars, interpelle-t-il. En ouvrant le placard qu'est sous le poste de téloche, je viens de dénicher une bouteille sans étiquette, c'est quoi t'est-ce, son contenu ?

L'autre a eu un soubresaut et a esquissé un petit mouvement rotatif pour échapper à la main du Gros.

— Whisky ! laconise-t-il.

— Ça ennuierait pas ton singe que je m'en farcisse une petite lampouille ? J'ai la béarnaise de mon château qui me tarabuste un peu les zophages.

Le secrétaire a un léger haussement d'épaules.

— Faites !

— Merci, mon pote, t'es un gars tout ce qu'il y a de compréhensif !

Là-dessus, le Dodu referme la vitre. Inquiet, je coule des regards pointus vers l'arrière de la Bentley. Je vois le Gros entonner sans façon le goulot d'un grand flacon de cristal. Il biberonne une rasade de soudard et me virgule une œillade béate. Son gros pouce brandi me raconte que le scotch de sir Harry Dezange est de first quality. Comme Béru s'apprête à se faire une deuxième injection, je fronce les sourcils. Alors, l'impertinent goret me tire la langue ; ce que notre mentor surprend dans son rétroviseur. Il doit se dire que le chef de la diplomatie malotrussienne a des manières peu protocolaires. Un qui se renfrogne vilain et qui sent croître son inquiétude, c'est votre bien-aimé San-A., mes toutes belles. Il se dit que, du train où vont les choses, il sera noir pour de bon, son faux ministre, à l'arrivée.

Je prends le parti d'ignorer le Gros, en m'efforçant toutefois d'exprimer la plus complète réprobation avec mon dos, ce qui n'est à la portée que des grands comédiens, des pédérastes et des bossus.

Je regrette d'avoir chiqué les subordonnés obséquieux. J'aurais dû m'asseoir aux côtés du Gravos ; mais pouvais-je me douter que la Bentley comportait un bar aussi bien pourvu ?

Quelques kilomètres pins loin, un chant vigoureux s'échappe du carrosse : « La marche des matelassiers ». Ça ne trompe pas. L'hymne est un thermomètre infaillible qui indique la teneur en alcool du Gravos.

« Cardons avec ardeur « Jusqu'au dernier quart d'heur' !

mugit l'organe épais.

— Il est joyeux, votre ministre ! murmure ironiquement le ravagé du point culminant.

— C'est un être très simple. Dans les îles Malotrus, la vie n'est pas la même qu'ailleurs. On y est joyeux…

La Bentley quitte la route nationale pour obliquer dans un chemin étroit qui descend mollement en direction du lac. A ma grande surprise, je la vois dépasser toutes les propriétés et s'engager sur un môle de béton à l'extrémité duquel danse un bateau de plaisance.

— Il y a changement de programme ? m'étonné-je.

Le jeune chauve sourit :