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— Puis-je savoir d'où vous vient cette impression ? m'enhardis-je car, moi, vous me connaissez ? quand j'agis j'aime bien savoir le pourquoi du comment du chose. Je suis un rouage, certes, mais j'entends être un rouage pensant.

Le Tondu sait lâcher du lest lorsqu'il comprend que c'est utile. Il s'approche de moi afin de pouvoir baisser la voix. Il sent bon, Pépère. Bien rasé, bien propre, la calvitie bien coupée (les chauves dépensent des fortunes chez les coiffeurs), il a l'air d'un vieux P.D.G. mettant un gros actionnaire au courant des bénéfices occultes.

— Pour continuer ses essais atomiques sans provoquer de troubles en Polynésie, la France a jeté son dévolu sur une île du Pacifique qui fait partie de l'archipel des Malotrus. Un des rares archipels océaniens n'appartenant pas à une grande puissance. Cet archipel, libre de toute tutelle étrangère, est gouverné par la reine Kelbobaba, vous le saviez peut-être ?

— J'ai lu un reportage là-dessus dans Planète, patron.

— Parfait, approuve le dirlo qui aime la culture. Nos savants atomistes ont jeté leur dévolu sur l'île de Tanfédonpa parce que cette dernière réunit toutes les qualités requises pour se prêter à nos essais. Son isolement, la direction constante des vents, le fait qu'elle soit inhabitée, en font le lieu expérimental idéal. Notre gouvernement a donc proposé à la souveraine de lui louer ce minuscule territoire. Les pourparlers ont abouti et les accords devaient être signés la semaine passée, mais la reine a prétexté une maladie pour les faire repousser.

En savant narrateur sachant doser ses effets, le boss se caresse la rotonde.

— Rien de très inquiétant, jusque-là, reprend-il. Mais, avant-hier soir, on trouve un homme poignardé dans les toilettes d'Orly. Il a reçu deux terribles coups de couteau dans le ventre et il agonise. On le transporte ici. Pendant ce temps, l'enquête rondement menée par le commissaire de l'aéroport révèle que l'homme en question, un certain Kakaocho, débarquait de l'avion en provenance de Tahiti et s'apprêtait à prendre celui de Genève. Il se trouvait donc en transit lorsqu'on l'a poignardé. Deuxième volet de l'affaire. Le Dr Badouin qui a opéré la victime et qui se trouve être un de mes amis, me téléphone confidentiellement pour me demander si son malade ne serait pas par hasard Tabobo Hobibi, le ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté Kelbobaba. Tout comme vous, il a lu ce reportage dans Planète sur l'archipel des Malotrus, et la photographie du ministre y figurait, paraît-il. Je vérifie la chose et constate que Badouin ne s'est pas trompé.

Il toussote dans son gant. J'en profite pour choper le relais.

— Vous avez donc conclu de tout cela que la reine s'apprêtait à arnaquer notre pays ?

— Ça coule de source : primo, elle repousse la signature du traité, secundo, elle expédie son ministre des Affaires étrangères à Genève sous un faux nom !

— En effet, Tabobo Hobibi allait vraisemblablement en Suisse pour y renconter le représentant d'une autre puissance également intéressée par l'île de Tanfédonpa.

— Voilà pourquoi je veux la vérité, de toute urgence, San-Antonio.

— Et que devient l'enquête ?

— A propos du crime ? Elle va son petit bonhomme de chemin. Selon des témoins, un homme de couleur aurait pénétré dans les toilettes sur les talons du ministre…

Il a déjà enfilé ses deux gants, mais il arrache brusquement le droit pour me présenter sa main.

— Je vous ai suffisamment fait perdre de temps ! déclare-t-il.

Il est gonflé, non ? Il a une manière de vous mettre en demeure d'usiner, le Déboisé, qui vaut son pesant de narcotique, je vous jure !

CHAPITRE TWO

La porte de notre chambre est restée entrouverte. J'entends la noble voix béruréenne en train d'accomplir son office. Un sacré persévérant, Béru ! Il s'obstinerait à interroger un mort si on lui ordonnait de le faire mettre à table. L'état semi-comateux de l'opéré ne l'intimide pas. Il bavasse paisiblement, comme s'il se trouvait accoudé au rade d'un troquet avec un poivrot de rencontre.

Sa tactique est élémentaire, mais de bon ton : se raconter d'abord, histoire de mettre son interlocuteur en confiance. Alors il brode, il tartine, il détaille. C'est le parfait mouton.

— Moi, je roulais peinardement avec ma cargaison de moutarde que j'étais été charger à Dijon. Et puis voilà que sur l'autoroute, un gus qui me précédait devant moi prend la fantaisie de voltefacer. Tu juges ? Sur un autoroute ! J'sais pas ce qui l'a passé par le caberlot à c't'enflure ! Un demi-tour complet, pile devant moi que j'arrivais ! Et il cale comme un manche, en plein travers de l'autoroute ! Textuel ! Je me dis : Alexandre, t'as plus le temps de freiner, mon mec ; si tu percutes cet affreux connard avec ton vingt tonnes, un sous-main lui servira de cercueil. » Je veux pas me vanter, mais chez les Bérurier, on a beau avoir le sang chaud, c'est pas le sang-froid qui nous manque. V’là que je file un coup de volant vachement sec. Le tout pour le tout, quoi ! Mon trente tonnes bascule et fait seize tonneaux ! Seize ! C'est le rapport de police ! Ah ! ei t'aurais vu ce travail, mon pote ! Cinquante tonnes de moutarde sur l'autoroute du sud, à cause d'un endoffé que si les mecs de la préfecture sont pas des cons ils se torcheront en couronne avec son permis de conduire ! La circulanche paralysée pendant des heures ! cinquante mille kilos de moutarde, t'imagines ? Au moment que je te cause, les C.R.S. font encore la chaîne avec des seaux pour déblayer. Et ils déversent des tombereaux de sable sur la chaussée dégagée, manière de pas que ça glisse…

Le Gravos prend la quantité d'oxygène à laquelle il a droit et attaque :

— Et Técolle, c’t’un accident aussi ?

Un silence assez long. Et puis la petite voix fluette du ministre exhale un ce « non » tellement confidentiel qu'on doute de l'avoir entendu.

— Paraît qu'on t'a cigogne le placard, mon pote, c'est ta testicule biliaire qui ramonait plus, ou quoi donc ?

Le sieur Tabobo Hobibi n'a pas la force de s'expliquer. Il doit stimuler la pitié du Gros, car celui-ci murmure :

— Mouais ! tu béates dans le sirop, mon vieux Blanche-Neige, c'est le choc péremptoire, faut pas te cailler la laitance. Ça va passer. Moi, ce que j'entrave pas, c'est la diète complète dont à laquelle on t'a mis. Anémié comme te voilà, je sais qu'une chose pour te remonter, mec : du vin sucré ! Si je te disais, mon grand-père, Achille Bérurier, qu'est canné à cent moins un, combien de fois qu'on le croyait perdu, on l'a récupéré de justesse avec un gorgeon de pinard bien sucré. Je me rappelle, un soir, qu'on le veillait, il avait les gencives crochetées et il respirait plus que par routine. « C'est la fin ! », disait ma mère. Elle préparait déjà un rameau de buis dans de l'eau bénite, m'man ; et puis elle cherchait des cierges dans ses tiroirs. Mais v'là que mon dabe s'annonce avec du vin sucré. Le vieux, rien que l'odeur, ça l'a ranimé. Il a rouvert un store et tété le breuvage. Sauvé ! Ma daronne avait bonne mine avec son buis et ses chandelles !

— J'ai soif, soupire le poignardé.

Là-dessus, j'opère mon entrée. Dressé sur un coude, Béru contemple son voisin de lit avec compassion.

— Il a la pépie, me dit-il, tu trouves pas qu'ils sont barbares dans c't'hosto de lui interdire le biberon ?

Je me penche sur la feuille de température du ministre. 41,6 ! La potence d'un goutte à goutte dessine une ombre tragique d'échafaud biscornu sur le drap du malheureux.

— Fais le 22, dis-je, on va lui donner un peu d'eau.

— Non, mon gars, décide Béru, tant qu'à faire de s'occuper de son prochain, faut pas mesquiner !

— C'est-à-dire ?

Il saute de son lit, va jusqu'à la porte, coule un œil torve dans le couloir et revient à sa couche dont il soulève le matelas.