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Je coule un z'œil au cher Béru, tout juste remis de son délire provoqué. Lui, il est à bout de tension. Il en peut plus. Il déclare forfait.

— Allez, faites-nous pas languir davantage, m'sieur le directeur. Disez-le ce que vous avez sur la patate.

O miracle, ça coupe la chique au daron. Le Mastar vient de lui détruire le silence préparatoire en le rompant lui-même. Il a brisé la hideuse tension qui nous dramatisait la nervouze.

— Bérurier ! clame le big dabe.

Mais son cri n'est que le misérable beuglement du bœuf sur qui la vache attache un long regard. Lancé, stoïque, disert, repentant, abnégateur à bloc, martyr se délectant de ses misères, volontaire de la mort offrant sa poitrine velue aux plus rudes syllabes, Béru brave les courroux directoriaux, Il remonte la colère du Vieux comme un steamer remonte les courants mississippiens.

— Si vous engueuleriez quelqu'un, m'sieur le directeur, vaudrait mieux que ça soye moi seul, vu que mon supérieur ici présent nez poux rien dans c't'histoire. C'est par suite d'an malentendu que tout est arrivé.

Il raconte le vin, l'arrivée de la frangine, son réflexe.

Chaque fois que le Tondu veut parler, l'Enflure monte le ton. Il s'insurge. Il tisse mon salut sur l’autel de sa perte. Il paiera. Il est prêt. Il bourgeoisdecalise. Que sa tête tombe pour payer l'erreur, mais que la mienne du moins continue de flamboyer sous l'auréole du devoir accompli.

A la fin, le Vieux balaie d'un geste violent son sous-main, son porte-plume sur socle dateur, sa boîte à timbres-postes, son coupe-papier, son presse-papier, son mortier-cendrier, son tampon-buvard, sa pendulette aussi marmoréenne que son crâne, son appareil téléphonique, la photographie dédicacée de (et par) Napoléon IV, ainsi que la vieille tabatière d'ivoire dans laquelle il serre la clé de la pendulette et tonne :

— Bérurier, vous m'emmerdez, sortez !

Un gros mot, un mot gras dans la bouche du Boss ! C'est bien la première fois que nos tympans en sont meurtris. Béru en reste inerte, le clapoir plus béant que le cratère de l'Etna. Tel un automate il se lève, trébuche sur les objets précipités qui jonchent le sol, écrase la tabatière sous ses semelles et sort.

Je me grouille de ramasser la colère du dirlo. Je la dépose et la dispose sur le bureau. Il est gêné, horriblement, par son éclat, humilié par sa défaillance de vocabulaire. Il glisse deux doigts entre son col amidonné et sa glotte.

— Ce butor me ferait sortir de mes gonds, gémit-il.

J'en profite pour placer un doucereux :

— Je suis navré de vous voir dans un état pareil, monsieur le directeur.

… qui ferait frissonner une patinoire.

Le Vieux m'enveloppe d'un regard flottant. J'en profite pour déballer ma botte secrète.

— Certes, dis-je, avec un calme théâtral, il est désolant que ce pénible incident ait altéré vos relations avec le professeur Badouin…

— Vous voulez dire qu'elles sont terminées, lamente mon chef vénéré (et sans doute vénérable). Badouin a son métier trop à cœur pour me pardonner un tel scandale ! L'infirmière-chef a rameuté le personnel, et…

— Bien sûr, je sais, dis-je en évoquant le ramdam de sœur Marie des Anges ; en tout cas, côté enquête, rien n'est perdu.

Ça lui refile un poil d'énergie.

— Comment cela ?

Je lui rapporte mon embryon de conversation avec Tabobo Hobibi.

— Nous savons qu'il avait rendez-vous à l'hôtel Intermondial de Genève, patron. Par conséquent, il faut bondir là-bas pour tenter de découvrir qui y attend le ministre. La presse n'a pas parlé de l'identité véritable de blessé, et pour cause. Il se peut que le personnage avec lequel l'envoyé de la reine Kelbobaba avait rendez-vous se trouve encore à l'Intermondial. La rencontre devait avoir lieu hier, vraisemblablement, l'interlocuteur doit espérer l'arrivée du ministre.

— Il ne vous a pas confié le nom de cet homme ?

— Non, il a appelé la religieuse et il est entré dans le coma.

Il est des cas où le dabe oublie sa grandiloquence naturelle.

— Agissez, San-Antonio !

— Immédiatement, patron, je n'attendais que votre feu vert.

Là-dessus, la porte s'ouvre sans que le moindre index n'y ait toqué. Un Béru blafard paraît.

— M'sieur le directeur, dit-il, je vous apporte ma démission. Etant donné que je vous emm…, y' a plus de raison pour que je m'éternisasse davantage ici !

— Je la refuse ! grince le Scalpé.

Très grand seigneur, le Gros se tourne vers moi.

— Dans cette eau curance, qu'est-ce que je dois faire ? m'interpelle-t-il.

— Comme le nègre, réponds-je, continuer.

— Continuer quoi ?

— Mais l'enquête, Grosse Pomme !

— En faisant quoi ?

Je souris :

— En faisant le nègre, Béru, précisément !

* * *

Moi, vous me connaissez ? Si je lance une plaisanterie de ce genre, en présence du Vieux, c'est que j'ai une idée précise, non pas derrière la tête, mais à l'intérieur d'icelle.

Ma tronche, parfois, je me dis que c'est une serre où poussent, germent et essaiment les pensées les plus rares, les plus délicates. Faudra que je me décide à léguer mon cerveau à la Science, mes frères. Quand je serai canné de frais, les bistourieux, les passionnés de l'encéphale, les acharnés du bulbe rachidien batifoleront dans les circonvolutions de mes deux hémisphères. A la loupe, ils les dépiauteront. En coupe savante, ils les exploreront pour dénicher le mystérieux machin qui s'y terre comme un bernard-l’ermite à l’abdomen fragile dans une coquille vide. Qu'y trouveront-ils, ces acharnés chercheurs, dans mon vaste cerveau ? Je vais vous le dire : un rhume !

Un rhume qui sera des foins, poète comme je me sais !

Donc, ma boutade au Gros est, sans qu'il y paraisse, un véritable plan de country. Voilà pourquoi, quatre heures et dix minutes plus tard, Sa Majesté et moi passons la tête haute le seuil de l'hôtel Intermondial.

Ce magnifique établissement est situé en dehors de Genève sur le chemin de l'aéroport. Il dresse ses je-ne-sais-plus-combien-d'étages dans un îlot de verdure mamelonnée et constitue à lui tout seul une espèce de petite cité autonome, avec ses magasins, ses salles de restaurants, ses bars, son cinéma, ses terrains de jeux.

Un élévator nous hisse jusqu'au hall de réception où d'affables personnages nous accueillent. Vous nous verriez, mes drôles, que vous vous feriez des bleus plein les jambons tellement voua vous les claqueriez fort ! Je porte un complet bleu croisé, très strict. J'ai un bada à bord relevé, style Big Dabe, une cravate noire et un attaché-case à la main. Je chique les secrétaires empressés en gravitant autour d'un phénoménal Béru transformé en homme politique noir. Mathias, le rouquin du labo, l'a magnifiquement négroïdé, le Mastar ! Pour du beau travail, c'est du travail beau ! D'abord la couleur, œuf corse : un bistre très accentué. Ensuite les crins : une perruque crépue, descendant bas sur le front de taureau de mon dévoué compagnon. Et puis le nez : on lui a dilaté les narines à l'aide de petites boules de caoutchouc. Pour couronner le tout, il porte des lunettes cerclées d'or, Béru, et une énorme chevalière représentant un éléphant en train de tromper sa femme.

Un complet noir. Une limace à col cassé, des souliers jaunes. C'est le néo-diplomate nègre dans toute la force de l'âge. Quelle réussite, mes chéries ! Méconnaissable ! Digne ! Faut le voir, avec son pébroque roulé serré sous le bras, un délicat porte-documents en croco dans sa main gantée de fil noir !