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Je m'avance vers le réceptionnaire, l'œil glacé, la bouche sévère.

— L'appartement de monsieur Kakaocho ! dis-je sèchement.

Le gars opine et consulte un registre un tout petit peu moins grand que la place de la Concorde.

— L'appartement était retenu pour hier, objecte-t-il.

— Son Excellence a eu un empêchement ! laisse-je tomber d'une voix maussade.

Béru renforce d'une farouche approbation.

— Personne ne nous a informés de ce retard, continue néanmoins d'objecter le préposé.

Son attitude agace « Son Excellence », laquelle bougonne fort agressivement :

— Te gratte pas, mon pote, on douillera la crèche comme si qu'on l'aurait occupée !

Son étrange parler fait sourciller notre interlocuteur.

— En tout cas il n'y avait qu'une seule chambre de retenue, déclare-t-il.

Je lui virgule un sourire diplomatique qui lui redonne de l'optimisme.

— Mais noua allons arranger cela, promet l'affable garçon.

Il compulse des fiches, examine des graphiques comme s'il étudiait une refonte totale de l'exploitation de l’Intermondial.

— A propos, fais-je, on a dû demander Son Excellence à plusieurs reprises, je suppose ?

— Je vais m'informer, dit-il en se rabattant sur le standard.

Un instant plus tard, il réapparaît, l'expression positive.

— En effet, on a téléphoné à deux reprises dans la journée d'hier.

— De la part de qui ?

— La personne n'a pas dit son nom.

— Elle doit rappeler ?

— Elle ne l'a pas précisé.

Aucune importance, je sens que nous sommes sur le bon chemin, car si on a réclamé le pseudo Kakaocho on le redemandera sans doute encore, à moins, bien sûr que son énigmatique correspondant n'ait été mis au courant de l'attentat d'Orly.

Quelques minutes plus tard, nous nous trouvons dans deux chambres communicantes, luxueuses et agréables. J'ai commandé un whisky pour moi (double, vous vous en doutez) et une bouteille de juliénas pour Béru.

Notre filet est posé, il ne reste plus qu'à attendre.

C'est bien joli d'attendre.

Mais c'est long.

Le temps est plus difficile à tromper que les femmes.

Quand on attend pour attendre, on finit vite par se demander ce qu'on attend et par comprendre que, dans la vie, il n'y a qu'une chose de vraiment raisonnable à tenter ; c'est d'oublier le temps. Comment diantre oublier le temps lorsqu'on attend ?

Béru propose une belote. J'accepte. Je n'aime pas le jeu, mais je trouve les cartes jolies. Je serais bourré aux as, je me ferais faire des jeux de cartes par Picasso et par Buffet ; les habillés seulement. Je les mettrais sous verre. Ce serait chouette, non ?

Comme j'ai horreur de jouer, je triche pour que ça soit plus vite fini. Ou bien alors je fais exprès de perdre.

C'est selon mon humeur. Tricher, c'est encore marquer de l'intérêt aux brêmes. C'est leur donner une noblesse qu'elles ne méritent pas.

Pour faire plaisir au Gros, j'accumule bourde sur bourde. Ainsi « j'y vais » à cœur avec un simple sept, ce qui est assez téméraire, convenez-en. Pourtant, la veine s'obstine à me faire tarter et je gagne. L'après-midi s'écoule bon gré mal gré. J'ai beau loucher sur le bigophone, il ne se décide toujours pas. C'est rare pourtant qu'un turlu ne carillonne pas lorsque vous le regardez d'une certaine manière.

A la fin, je balance les cartons sur le guéridon.

— Excuse, Gros, ça me les brise !

— Si tu te figures que je m'en ai pas aperçu, fatalise-t-il.

Il ramasse les cartes, les fait miauler dans ses gros doigts et soupire :

— Vois-tu, San-A, j'ai idée qu'on goupille mal notre cinoche.

— Expliquez-vous, Docteur.

— Le ministre bougnoul t'a dit qu'il avait rencart ici et on s'annonce, parfait, très bien, hockey ! Tu me fais déguiser en Ailé-c'est-1'acier, re-bravo. Mais alors, mec, enferme-moi pas z'en-tre quatre murs pour mater comment les appareils téléphoniques suissagas sont mieux perfectionnés que les français ! A quoi que ça sert que je m'aie métaphormosé en Alfred Boigny si c'est pour me claquemurer ? Y'a une chose que tu perds de vue, Bonhomme, c'est que la rencontre au sommier devait avoir lieu dans l'hôtel. Moi je te parie cent mille dollars au soleil contre les cinq sous pour l'avoir raide que le gus poireaute quéquepart dans un bar de l'hôtel à me guetter !

— Tu oublies qu'il a téléphoné pour savoir si Kakaocho était arrivé.

— Justement, Monseigneur, qu'est-ce on lui a répondu ? Que j'étais pas là, rétorque Béru, lequel s'identifie résolument au personnage qu'il incarne.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, conviens-je loyalement.

— Tu ne vois pas parce que tu croûtonnes de la pensarde depuis la séance chez Pépère, affirme mon Valeureux. Mords le topo, Gars. J'ai la ranque à l'hôtel avec un bonhomme qu'on se connaît, moi et lui, nid des lièvres ni dedans. Il est à l'Intermondial et il m'espère. Me voyant pas radiner, il impatiente et tube à la réception pour savoir si que je me fusse point annoncé en catiminette.

— Pourquoi, s'il est ici, aurait-il téléphoné au lieu de demander carrément après toi ?

Le Mastar me toise d'un œil gluant de mépris apitoyé.

— Alors toi, sans te vexer, t'as la cervelle cotonneuse aujourd'hui, Mec. Voyons, le ministre a pris le soin de changer de blaze pour venir à ce rendez-vous, c'est donc que les entretiens doivent se dérouler à mots couverts et derrière un paravent, en pleine nuit pendant une panne de courant !

Il commence à m'intéresser, Sac-à-Vin. C'est pas tellement pomme ce qu'il déballe. A quoi servira d'être intellectuel si les ahrutis se mettent à réfléchir !

— Un ministre, fatalement, il se dérange pas pour rencontrer le garçon tripier du coin ! Il a automatiquement rendez-vous avec quelqu'un d'haut-juché, d'où les précautions ci-incluses ! Mais je reprends ma démontrance, mon commissaire : le terlocuteur mystérieux demande après moi. Il demande une fois. Il demande deux fois. Personne ! Qu'est-ce qui se passe alors dans sa tronche ? Tu veux que je te le dise ?

— Yes, Gros, dis-me-le !

Béru examine son verre vide, la bouteille vide et chasse le début de tristesse consécutif à cette double constatation.

— Il se dit textuellement la phrase ci-contre, San-A, le messager. « Mon négus a du retard et, pour une raison que je m'esplique pas, il a pas pu me préviendre. Le plus sage, c'est de patienter encore un jour ou trois et d'attendre que ça soye lui qui me réclamasse. D'autre part, par ailleurs, vu qu'il est noir, je le remarquerai probablement. Alors, mon commissaire, l'homme que tu veux rencontrer est en train de nous attendre en bas. Et toi, belle crêpe, pendant ce temps, tu te forces à beloter dans une chambre sans en avoir la moindre envie.

— Impeccablement pensé, Béru, approuve-je. Tu vas pouvoir refaire ta provision de phosphore car il m'est avis que tu l'as complètement dévastée !

Il se lève, rajuste sa cravate noire à système et passe son veston.

— Si y'a du phosphore dans la côte de veau forestière que j'ai repérée sur le menu, je suis partant pour aller refaire mon plein de carburant, déclare Son Excellence.

C'est un brave type, Béru, ça vous ne l'ignorez pas, mais qui vanne un brin lorsqu'il vient de dire quelque chose d'un peu moins gland que ce qu'il dit d'ordinaire. Il convient donc de le remettre au pas illico pour empêcher son bout de cerveau d'émulsionner comme un comprimé d'Aqua-Seltzer.

— Essuie tes lèvres pleines de vinasse, Gros, tu ressembles à Guillaume II, et puis boutonne ta braguette, ça fera moins triste.

Il obéit, mais me roule un œil mauvais.