Ils arrivèrent à Avignonet la veille de l'Ascension, et furent reçus par Raymond d'Alfaro qui, en tant que baile du comte, les fit loger dans la maison qui appartenait au comte de Toulouse. Ils les reçut avec la joie que l'on devine, et nous savons déjà qu'il ne perdit pas de temps pour faire connaître leur arrivée à qui il fallait. De leur côté, les hommes de Montségur, après une bonne chevauchée (il y a soixante kilomètres à vol d'oiseau entre Avignonet et Montségur, et près de cent par la route), s'arrêtèrent à Gaja, où ils furent reçus dans la maison de Bernard de Saint-Martin; là, ils furent rejoints par une autre troupe, composée de Pierre de Mazerolles, Jordan du Vilar et plusieurs sergents d'armes; puis, au Mas Saintes Puelles, le chevalier Jordan du Mas se joignit à eux; le secret n'avait plus besoin d'être bien gardé, le seul fait de savoir les inquisiteurs à portée de leurs armes changeait tous les hommes du pays en conjurés.
Quand la troupe s'arrêta à la maison des lépreux, à la sortie d'Avignonet, un messager de Raymond d'Alfaro vint les trouver, demandant s'ils s'étaient munis de haches. Douze haches avaient été préparées, huit hommes de Gaja et quatre de Montségur avaient été choisis pour ouvrir la marche. Les conjurés furent conduits, à la nuit tombée, dans la ville, puis Raymond d'Alfaro, reçut lui-même les hommes d'armes "vêtu d'un pourpoint blanc", et les guida à la lueur des flambeaux à travers les couloirs de la maison, jusqu'à la porte derrière laquelle reposaient les inquisiteurs, Le baile était lui-même accompagné d'une quinzaine d'habitants d'Avignonet qui avaient, eux aussi, voulu se joindre au complot.
La porte s'abattit sous les coups de hache, et les sept moines, réveillés en sursaut, et ne comprenant que trop bien dans quel piège ils étaient tombés, s'agenouillèrent pour entonner le Salve Regina; on ne leur laissa pas le temps de le terminer, Raymond d'Alfaro se précipita en avant avec sa masse d'armes, répétant: "Va be, esta be" (C'est bien, c'est bien) et ses compagnons se disputaient tous l'honneur de frapper les premiers coups. Ce que dut être cette boucherie, on peut l'imaginer par le seul fait que plusieurs des conjurés se vantèrent plus tard d'avoir porté des coups mortels. Les crânes des moines furent fracassés par les haches et les massues, leurs corps transpercés par d'innombrables coups de lance et de poignard dont beaucoup ne frappèrent plus, sans doute, que des cadavres.
Puis, ce fut le partage du butin: les registres des inquisiteurs, les quelques objets de valeur qu'ils emportaient dans leurs déplacements; assez peu de chose: des livres, un chandelier, une boîte de gingembre, quelques pièces d'argent, des vêtements, des couvertures; des scapulaires, des couteaux. À voir l'avidité avec laquelle ces hommes qui, sans être riches, n'étaient pas des miséreux, se précipitèrent sur ces objets de valeur somme toute médiocre, dans une pièce jonchée de cadavres défigurés et sanglants, on croit assister plutôt à une distribution de trophées qu'à une scène de pillage. Ceux des conjurés qui n'avaient pas participé au meurtre s'étaient joints aux autres, chacun voulait en avoir sa part.
Puis, R. d'Alfaro fit distribuer aux conjurés des chandelles et des flambeaux, et la procession sortit de la ville pour rejoindre le reste de la troupe qui les attendait à la maison des lépreux. G. de Plaigne montait le "meilleur cheval" qui lui avait été promis: le palefroi de Raymond l'Écrivain. Le baile d'Avignonet prit congé de ses complices, en leur disant: "Tout a été bien fait. Allez en bonne fortune". Puis, il rentra dans la ville pour crier l'appel aux armes. La retraite aux flambeaux qui annonçait la mort des inquisiteurs donnait le signal du soulèvement.
Pierre-Roger de Mirepoix attendait ses hommes dans la forêt d'Antioche; ils arrivèrent, amenant leur butin chargé sur leurs chevaux; sept hommes (Pons de Capelle, P. Laurens, G. Laurens, P. de Mazerolles, P. Vidal, G. de La Ilhe, G. Acermat) se vantaient d'avoir porté les coups mortels aux deux inquisiteurs. Pierre-Roger, dès qu'il aperçut G. Acermat, lui cria: "Traître, où donc est la coupe d'Arnaud? - Elle est brisée. - Et pourquoi ne m'en as-tu pas rapporté les morceaux? Je les aurais réunis dans un cercle d'or et dans cette coupe, j'aurais bu le vin toute ma vie". La "coupe" n'était autre chose que le crâne de Frère Guillaume-Arnaud179.
Au matin de l'Ascension, la troupe arriva à Saint-Félix. La grande nouvelle s'était déjà répandue dans le pays: le curé du bourg, à la tête de ses ouailles, vint féliciter les meurtriers, qui entrèrent dans Saint-Félix aux acclamations de la foule.
Le comte commençait sa guerre de libération. Au lendemain du massacre d'Avignonet, Pierre-Roger de Mirepoix envoyait deux sergents d'armes à Isam de Fanjeaux, pour demander si les affaires du comte de Toulouse allaient bien. Elles allaient bien, en effet: en trois mois, avec l'aide de Raymond Trencavel, Raymond VII allait se rendre maître du Razès, du Termenès, du Minervois et entrer en triomphe à Narbonne que lui livrait le vicomte Aimery; et pour bien marquer l'annulation du traité de Paris, il allait reprendre solennellement son titre de duc de Narbonne180. Les Occitans purent croire un instant que l'heure de la délivrance était arrivée.
Le meurtre de Guillaume-Arnaud et de ses compagnons n'était ni une victoire militaire, ni un acte d'héroïsme; c'était même, à ne considérer que les faits tout nus, une histoire plutôt sordide. Moins sordide, à tout prendre, que des bûchers allumés au nom du Christ, mais les actes de justice légale bénéficient d'un préjugé favorable, parfois, aux yeux de ceux-là mêmes qui les condamnent. Le massacre d'Avignonet avait aussi été un acte de justice: de cette justice populaire qui finit par avoir raison des lois, des pouvoirs publics et du temps. L'Église ne mit pas Guillaume-Arnaud au rang des martyrs, et les meurtriers, malgré le triomphe définitif de l'Inquisition, restèrent impunis.
La révolte de Raymond VII fut un échec. Le comte avait sans doute sous-estimé l'énergie et les talents militaires des chefs français, et surestimé les forces de ses alliés; erreur bien excusable, la situation où il se trouvait était si terrible qu'il devait être enclin à prendre ses espoirs pour des réalités. Le temps travaillait pour le roi, dont la domination dans le Languedoc oriental affaiblissait progressivement les forces de résistance du pays par un contrôle de plus en plus serré, par l'augmentation du nombre des fonctionnaires et chevaliers français, par l'appauvrissement de la bourgeoisie et l'élimination de la noblesse indigène.
Raymond VII, tant qu'il n'avait pas de fils, n'était pour ses alliés qu'un bâton brisé sur lequel il ne faut pas risquer de trop s'appuyer: le comté de Toulouse n'était plus considéré comme un pays ami ou ennemi, ni comme une zone d'influence; il se trouvait réduit aux proportions de la personne assez fragile du comte lui-même, lequel ne prenait guère le chemin de vivre assez longtemps pour voir son fils non encore né parvenir à l'âge d'homme et tenir tête au roi de France.
Après Hugues de Lusignan, Henri III est battu par l'armée française à Taillebourg, et se replie sur Bordeaux; ni le roi d'Aragon ni le comte de Provence ne se pressent de soutenir des alliés aussi malchanceux; les vassaux du comte de Toulouse, sachant la partie perdue, ne songent plus qu'à éviter la réapparition de l'armée royale sur leurs terres. Pendant que Raymond VII, après avoir signé un nouveau traité d'alliance avec le roi d'Angleterre, se rendait en Agenais pour assiéger le château de Penne tenu par les Français, Roger IV de Foix offrait sa soumission au roi et rompait définitivement le lien de vassalité qui le liait au comte de Toulouse.