Donc, à part Raymond de Saint-Martin, l'évêque Bertrand et Raymond Aiguilher, aucune des grandes personnalités de l'Église cathare ne se trouvait à Montségur à l'époque du siège. La plupart étaient morts, ou continuaient leur apostolat dans une clandestinité de jour en jour plus dangereuse. Montségur n'était ni le dernier rempart ni le dernier espoir de cette Église; il en était le symbole vivant pour la masse des croyants.
Il est possible que les nombreux parfaits, hommes et femmes, retirés à Montségur, aient été dans leur majorité soit des personnes déjà âgées, soit des mystiques adonnés à la contemplation et à l'étude des Écritures, soit des néophytes faisant leur temps de probation. Montségur était un des derniers couvents et séminaires cathares.
En plein siège, pendant l'été 1243, ces cénobites et ces recluses vivaient dans l'étroit réduit qui leur était laissé sur la paroi rocheuse de la montagne, entre la haute muraille du château et les fortifications provisoires échafaudées le long de la petite terrasse inclinée qui entourait la forteresse. Le long édifice de pierre était entouré d'une ceinture de petites cabanes de bois, large par endroits de quelques dizaines de mètres, exposée sans défense aux intempéries, et n'ayant littéralement d'autre protection que l'altitude et la raideur de la pente du rocher: une telle cité eût été écrasée en quelques heures par des boulets, si elle s'était trouvée à portée d'une pierrière.
L'expression infra castrum182 qui se rencontre dans les dépositions de Bérenger de Lavelanet et de R. de Perella a pu faire croire à l'existence d'habitations souterraines auxquelles on eût pu accéder de l'intérieur du château: en effet, on a pu se demander pourquoi G. de Castres voulait obtenir de R. de Perella la permission d'habiter sous le château et non dans le château, et comment le chevalier R. del Congost a pu, pendant le siège, séjourner trois mois sous le château. Si l'état actuel des ruines ne permet de trouver aucune trace d'une ouverture conduisant à un passage souterrain, le nombre assez grand de cavernes et excavations que l'on rencontre dans le reste de la montagne permet d'envisager l'hypothèse d'une grotte souterraine assez importante, située sous l'emplacement même du château, et dont l'ouverture aurait été murée par les défenseurs à la fin du siège. Il serait téméraire, cependant, de supposer l'existence d'un véritable château souterrain, avec corridors, escaliers, salles d'armes, dortoirs, cellules et caveaux funéraires (comme le fit N. Peyrat): si la chose avait été vraie, elle eût été connue d'un grand nombre de personnes; or, aucun témoignage contemporain n'y fait allusion.
L'expression "habiter sous le château" s'explique probablement par l'existence des huttes et des baraques en bois édifiées autour des murailles: étant donné leurs dimensions et le fait qu'elles se trouvaient sur une pente assez raide et au-dessous des murs hauts de quinze à vingt mètres, on pouvait en effet dire qu'elles se trouvaient sous le château, et non pas à côté. C'est au grand air, dans des campements de fortune dont l'étroitesse et l'inconfort eussent effrayé les habitants des pires "taudis" de notre époque, que vivaient les ermites cathares, et non dans l'inaccessible labyrinthe d'un temple souterrain. Avant le siège, certains d'entre eux avaient probablememt des habitations sur la montagne même, dans les forêts, le long de la crête orientale; ils ont dû remonter vers le château, à l'approche des armées ennemies. Il est dit que telle parfaite, tel hérétique avait sa "maison"; dans ces maisons, les croyants, les hommes de la garnison, les femmes des châtelains, venaient parfois partager le pain bénit, "adorer" les bons hommes; on y apportait les mourants pour les consoler. Les maisons de l'évêque et des diacres se trouvaient sans doute à l'intérieur de l'enceinte de pierre, non celles des autres parfaits; jusqu'aux derniers mois du siège ces pauvres demeures purent être habitées, l'immense ceinture de vide qui s'étendait derrière les palissades de pieux les protégeait mieux qu'un rempart.
Ces hommes et ces femmes vivaient en général deux par deux, bien que (étant donné sans doute le manque de place) on cite des parfaites ayant eu plusieurs compagnes. Il est à présumer que le village - si l'on peut dire - des hommes était séparé de celui des femmes. La plupart des parfaits comptaient parmi les hommes de la garnison des parents, des amis intimes; pendant le siège surtout, la vie de Montségur dut être celle d'une communauté unie pour le meilleur et pour le pire.
On imagine assez mal ce que peut être la vie d'un groupe de plusieurs centaines de personnes, dont près de la moitié sont des candidats au bûcher; même dans l'Église primitive les martyrs restaient de glorieuses exceptions, des héros vénérés entre tous. Pour les parfaits, le martyre était, dans certaines circonstances, une obligation absolue et d'avance assumée. Même s'ils avaient des doutes sur l'issue du siège - ils ont dû espérer jusqu'au dernier moment, - en regardant du haut de leur montagne le grouillement des masses de soldats éparpillées sur le col et dans la vallée, ils ont dû, pendant des mois, se préparer à mourir. Rien ne nous dit qu'ils aient été de purs esprits inaccessibles à la crainte ou à la douleur; ce qui est certain, c'est que la plupart restèrent là-haut, préférant sans doute un danger affronté en commun dans la prière et la libre profession de leur foi aux risques d'une vie solitaire, traquée et humiliée, avec le même bûcher au bout de la route.
Les défenseurs de Montségur espérèrent longtemps lasser la patience de leurs adversaires. L'hiver approchait; en montagne, octobre est déjà la mauvaise saison. Ce fut en octobre que les assiégeants purent enfin obtenir un succès qui sembla compromettre gravement les chances des assiégés. Hugues des Arcis engagea un détachement de routiers basques, montagnards hardis que le terrain de Montségur n'effrayait pas. Les Basques grimpèrent le long de la croupe de la montagne et prirent pied sur l'étroite plate-forme de la crête orientale, à quatre-vingts mètres en contrebas du château.
Il y eut sans doute des combats, car le sergent d'armes Guiraud Claret fut blessé mortellement fin octobre, et le chevalier Alzeu de Massabrac fut blessé également. Les Basques, assez nombreux, semble-t-il, tinrent bon, et les assiégés voyaient ainsi l'adversaire occuper une position avancée, presque à la hauteur du château, et contrôler la plus grande partie de la montagne et le seul chemin commode pour communiquer avec le dehors. (Il existait du reste d'autres chemins que les assiégés et leurs amis empruntèrent à maintes reprises, la paroi du mont, escarpée, rocheuse et couverte d'une forêt épaisse, étant pratiquement impossible à surveiller).
En novembre, l'armée assiégeante, dont le moral venait d'être quelque peu remonté par le succès des Basques, vit arriver de nouveaux renforts amenés par l'évêque d'Albi, Durand. Cet évêque était un prélat énergique, qui, par ses discours et son exemple, relevait le courage des soldats; de plus, et surtout, c'était un ingénieur habile, expert dans la construction de machines de guerre. Sous son impulsion, les soldats hissèrent, jusqu'à la plate-forme déjà occupée, des madriers et des poutres, et les tailleurs de pierre se mirent à l'œuvre pour préparer une provision considérable de boulets. La machine une fois montée, les Français purent bombarder la barbacane de bois qui, avançant sur la crête, protégeait les abords du château.