La situation des assiégés n'était pas encore désespérée: si l'ennemi pouvait, à présent, parvenir à hisser sur la crête des hommes et du matériel, et s'y établir solidement, l'espace qu'il occupait était étroit et dangereux, et ne permettait aucune manœuvre de grande envergure; les assiégés contrôlaient toujours le sommet de la montagne et pouvaient communiquer avec le dehors: ayant appris que l'évêque d'Albi avait construit une machine pour bombarder Montségur, les partisans des cathares - lesquels? la question a été discutée - dépêchèrent dans la citadelle assiégée un ingénieur, Bertrand de La Baccalaria, de Capdenac, qui, forçant le blocus, monta jusqu'au château et fit aussitôt élever, dans la barbacane de l'est, une machine qui pouvait répondre coup pour coup au tir de la pierrière de l'évêque. Sur le mince espace suspendu entre deux vides qu'ils occupaient, les uns et les autres, défenseurs et assaillants, étaient à peu près à égalité. Les assiégés avaient de plus l'avantage de pouvoir s'abriter dans le château, tandis que les Français campés sur la crête, autour de leur machine, souffraient du froid, de la neige et du vent, et il fallait sans doute beaucoup de courage à l'évêque Durand pour diriger le tir de sa machine et forcer ses hommes à tenir bon au milieu des bourrasques et des brouillards glacés. La fin décembre approchait, et les adversaires restaient toujours sur leurs positions d'octobre, les deux machines échangeant un tir plus ou moins serré de boulets.
Les croisés avaient sur les assiégés le considérable avantage de pouvoir sans cesse renouveler leurs effectifs de combattants; la garnison de Montségur avait déjà perdu plusieurs hommes; les renforts qu'elle recevait étaient minces - deux ou trois soldats de temps à autre; les hommes d'armes étaient harassés, excédés par un siège qu'ils soutenaient depuis des mois; si avantageuse que fût leur position, ils étaient une centaine contre six à dix mille; eux, personne ne pouvait les remplacer ni les relayer, ils étaient bloqués sur un espace ridiculement étroit, avec un grand nombre de femmes, de vieillards et autres non-combattants; et dans de telles conditions la vie en commun, même avec les plus saints hommes du monde, peut devenir intolérable.
Le courage de ces soldats n'était pas en cause, ils devaient tenir bon longtemps encore. Mais il faut croire que la lassitude commençait à les gagner; au cours de ces mois d'hiver P.-R. de Mirepoix envoya plusieurs fois des messagers au-dehors pour savoir "si le comte de Toulouse menait bien ses affaires183". La réponse, transmise, non par le comte, bien entendu, mais par des personnes qui étaient sans doute en rapport avec lui, était toujours affirmative. La garnison résistait. Ces "affaires" du comte désignaient-elles quelque future tentative de soulèvement qui permettrait à Raymond VII d'envoyer une armée pour dégager Montségur? S'agissait-il d'une négociation concernant plus précisément les hommes de Montségur? Toujours est-il que le comte demandait à ces hommes de tenir encore, bien que sa position officielle de persécuteur des hérétiques lui défendît tout rapport direct avec les assiégés.
Les parfaits, qui ne pouvaient faire grand-chose pour aider les soldats de la résistance desquels dépendait leur sort, faisaient, semble-t-il, leur possible pour adoucir un peu la rigueur de leur vie; du moins apprend-on que certains des chevaliers et même des sergents d'armes étaient invités dans les maisons des bons hommes, mangeaient avec eux, en recevaient des présents (ainsi la parfaite Raymonde de Cuq invitait chez elle Pierre-Roger de Mirepoix, le diacre R. de Saint-Martin recevait G. Adhémar, Raymond de Belvis, Imbert de Salas et l'ingénieur Bertrand de La Beccalaria; plus tard, l'évêque Bertrand Marty devait distribuer aux sergents du poivre et du sel184). Il est à supposer que même ceux des soldats qui n'étaient pas unis aux parfaits par des liens de parenté et d'amitié finissaient par se sentir rapprochés d'eux dans l'épreuve commune, et par les considérer un peu comme des membres de leur famille, et non comme des êtres supérieurs qu'il faut se contenter d'adorer: on ne peut "adorer" sans cesse des êtres que l'on côtoie vingt fois par jour. Certains des sergents de la garnison donneront plus tard une preuve décisive de leur attachement à la foi des bons hommes.
Certains, exténués par les rigueurs du siège, ont dû espérer le voir finir à n'importe quel prix: on sait qu'Imbert de Salas avait eu un entretien avec Hugues des Arcis lui-même, pourquoi, et dans quelles circonstances? Dans tous les cas P.-R. de Mirepoix le lui avait reproché, et pour le punir lui avait enlevé l'armure du chevalier Jordan du Mas, tué au cours d'un des combats près de la barbacane185. Le chef de la garnison avait ordonné à ses hommes de ne recevoir les croisés qu'à coups d'arbalète - ce qui prouve que les assaillants tentaient parfois d'établir des contacts, et n'étaient pas toujours mal reçus.
Le moral de la garnison était sérieusement atteint; il n'était cependant pas question de capituler, et la prise d'assaut semblait presque impossible. Vers la Noël, ou peu après la Noël, les assaillants marquèrent pourtant un progrès décisif: ils réussirent à s'emparer de la barbacane et se trouvèrent ainsi à quelques dizaines de mètres du château. En fait, le château lui-même leur demeurait presque aussi inaccessible qu'avant: pour y accéder il leur eût fallu passer sur un crête large de 1,5 m entre deux précipices. Mais du moins avaient-ils pu chasser les défenseurs de la barbacane, et y installer leur pierrière; à portée des boulets, les faces méridionale et orientale de la forteresse étaient exposées au tir, et les habitations qui les entouraient durent être évacuées. Les personnes qui les occupaient durent sans doute se réfugier à l'intérieur des murs, où elles n'avaient pratiquement pas de place pour se loger. Les assaillants contrôlaient à présent toute la montagne, ils étaient presque dans la place, la machine de l'évêque d'Albi battait le mur oriental sans répit ni trêve.
Comment les croisés parvinrent-ils à atteindre ainsi la tour (ou barbacane) de l'est séparée de leur avant-poste par un chemin difficile et bien défendu? Selon G. de Puylaurens, ils empruntèrent un passage pratiqué dans le rocher même; les soldats furent guidés par "une bande d'alertes montagnards du pays, armés à la légère et connaissant bien les lieux186"; il s'agissait donc d'un chemin secret, puisque les Basques, tout bons montagnards qu'ils étaient, ne l'avaient pas trouvé; ce n'était pas un sentier, mais une série d'anfractuosités de la roche reliées entre elles, sans doute, par quelques marches creusées dans la pierre, et ce passage ne devait être connu que par un assez petit nombre de personnes appartenant soit au village de Montségur, soit aux escortes de guides qui avaient l'habitude d'accompagner les parfaits dans leurs déplacements. Encore ce chemin ne devait-il pas être utilisé souvent: il grimpait, dit G. de Puylaurens, au-dessus de "précipices horribles"; et les soldats qui le franchirent de nuit devaient avouer plus tard que jamais, de jour, ils n'eussent osé s'y engager. Après avoir ainsi escaladé une muraille de rocher presque verticale, ils étaient parvenus à la barbacane, défendue par les assiégés, qui les laissèrent approcher sans méfiance, trompés peut-être par la voix des guides et croyant avoir affaire à des amis.
La tour de l'est fut donc enlevé par surprise: les sentinelles avaient eu le temps de donner l'alarme, mais les hommes qui venaient de gravir le chemin secret devaient être assez nombreux et d'une bravoure à toute épreuve. On ne sait quel était le nombre des soldats qui gardaient la barbacane, mais ils furent probablement tous massacrés avant que leurs compagnons du château aient eu le temps de se porter à leur secours. À présent, les croisés étaient bien maîtres de toute la montagne et pouvaient faire monter des troupes sur la crête sans craindre d'être repoussés: l'étroit passage qui séparait le château de la barbacane protégeait les assiégés mais ne leur permettait aucune manœuvre offensive. Il semble bien que cette fois-ci les défenseurs de Montségur aient été victimes d'une trahison; d'une demi-trahison tout au moins, les guides (achetés sans doute à prix d'or par les croisés) ayant certainement été des gens qui jouissaient de la confiance des assiégés; autrement, on ne comprendrait pas que le passage secret n'ait pas été révélé aux assiégeants quelques mois plus tôt.