À part ces trois (ou quatre) hommes chargés d'une importante et dangereuse mission, aucun des parfaits ne put et peut-être ne voulut fuir le bûcher. La trêve expirée, le sénéchal et ses chevaliers accompagnés par les autorités ecclésiastiques, se présentaient à la porte du château. L'archevêque de Narbonne était rentré chez lui avant la fin de la trêve. L'Église était représentée sur les lieux par l'évêque d'Albi, et les Frères Ferrier et Duranti, inquisiteurs; la tâche des Français était terminée, ils avaient promis la vie sauve aux combattants; le sort des défenseurs de Montségur ne dépendait plus que du tribunal ecclésiastique.
Raymond de Perella, en livrant la place, livrait aux bourreaux sa femme et sa plus jeune fille; la loi qui depuis des siècles vouait au feu les hérétiques impénitents était si bien acceptée par tous que les pères, époux, frères ou fils qui devaient être séparés des leurs d'une façon aussi brutale ne pouvaient y voir que l'effet d'une aveugle fatalité, le résultat logique d'une défaite. Comment se fit le triage de ceux pour lesquels il ne pouvait y avoir de pardon? Ils se désignèrent probablement eux-mêmes, se séparant des autres. Dans les circonstances où ils se trouvaient il était bien inutile de les faire passer par des interrogatoires serrés dans le but de leur faire avouer ce qu'ils n'avaient nulle intention de nier.
Guillaume de Puylaurens écrit: "On les invita vainement à se convertir195". Par qui et comment y furent-ils invités? Il est probable que les deux cents et quelque hérétiques formaient un groupe à part, que les inquisiteurs et leurs aides firent sortir du château afin de les admonester, au moins pour la forme. La veille, Philippa de Mirepoix et Arpaïs de Ravat, les filles de Corba de Perella, firent leurs adieux à leur mère, qui venait d'accéder - pour un temps si court - à la dignité de parfaite. L'une des jeunes femmes, Arpaïs, sans oser entrer dans les détails, laisse deviner l'horreur de ce moment où sa mère, avec tous les autres, fut emmenée vers la mort: "...ils furent brutalement chassés du château de Montségur...196"
À la tête des condamnés se trouvait évidemment l'évêque Bertrand Marty. Les hérétiques furent enchaînés et traînés sans ménagements le long de la pente qui séparait le château de l'endroit où avait été préparé le bûcher.
Devant Montségur, sur la face sud-ouest du mont - la seule qui soit d'accès praticable - se trouve un espace découvert appelé aujourd'hui le champ des "Cramatchs" ou des crémats (des brûlés). Cet endroit se trouve à moins de deux cents mètres du château, et la pente à descendre est assez raide. G. de Puylaurens dit que les hérétiques furent brûlés "tout près au pied de la montagne", il est probable que ce fut au champ des Cramatchs.
Pendant que là-haut les parfaits se préparaient à la mort et disaient adieu à leurs amis, une partie des sergents du camp français avait été employée pour le dernier travail de ce siège: l'élévation d'un bûcher suffisant pour consumer les corps de deux cents personnes - le nombre approximatif des condamnés devait être connu d'avance. "On éleva, dit G. de Puylaurens, une palissade de pals et de pieux197", ceci pour délimiter le bûcher; à l'intérieur, d'innombrables fagots de bois, peut-être de la paille et de la résine, car au mois de mars le bois mort devait être humide et difficile à faire flamber. Pour une telle quantité de victimes on n'avait probablement pas eu le temps de dresser des poteaux pour y attacher les condamnés un par un; en tout cas G. de Puylaurens se contente de dire qu'on les enferma dans la palissade.
Les malades et les blessés durent être simplement jetés sur les fagots, les autres purent peut-être chercher à se rapprocher de leurs socii, de leurs parents... peut-être la dame de Montségur put-elle mourir aux côtés de sa vieille mère et de sa fille malade, les deux femmes de sergents d'armes à côté de leurs maris. Peut-être l'évêque put-il, au milieu des gémissements, du bruit des armes, des cris des bourreaux qui allumaient le feu aux quatre coins de la palissade, du chant des cantiques entonnés par les clercs, adresser à ses fidèles quelques dernières exhortations. Une fois les flammes bien prises, bourreaux et soldats durent se retirer à une certaine distance, pour ne pas souffrir de la fumée et de la chaleur répandues par l'immense bûcher. En quelques heures les deux cents torches vivantes entassées dans la palissade ne furent plus qu'un amas de chairs noircies, rougies, sanglantes, se calcinant toujours les unes contre les autres, et répandant une atroce odeur de brûlé dans toute la vallée et jusqu'aux murs du château.
Les défenseurs restés dans la citadelle pouvaient voir, d'en haut, les flammes du bûcher monter, grandir, et s'éteindre peu à peu faute de nourriture, et les épaisses fumées noirâtres couvrir la montagne; la fumée, âcre, nauséabonde, devait épaissir pendant que les flammes diminuaient. Dans la nuit le brasier devait encore achever de se consumer, lentement; éparpillés sur la montagne les soldats, assis autour des feux devant leurs tentes, devaient encore voir, de loin, frémir les braises rouges sous la fumée. Cette nuit-là, les quatre hommes dépositaires du trésor descendaient sur des cordes le long de la paroi rocheuse, presque en face du champ où se mourait l'immense feu nourri de chair humaine.
182 Doat, t. XXIV, 44, déposition de R. de Perella; Ibid., f° 58,
183 Doat, t. XXIV, pp. 170-171, 181.
184 Doat, t. XXIV, p. 180.
185 Id., p. 174.
186 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXXVI.
187 Doat, t. XXIV, p. 172, déposition d'Imbert de Salas.
188 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXXVI.
189 Doat, t. XXII, p. 263, t. XXIV, pp. 202-203, 207.
190 Doat, t. XXIV, p. 80; t. XXII, p. 255; t. XXII, p. 247; t. XXIV, p. 207.
191 Au sujet de ces dons, voir Doat, t. XXIV, p. 173.
192 Au sujet de ces dons, voir Doat, t. XXIV, pp. 180, 200.
193 On croit que Corba, à cette date, était peut-être malade, et déjà mourante. Parmi les hommes d'armes, il y avait sans doute aussi des blessés graves.
194 Témoignage d'A.-R. de Mirepoix, sur les dires d'Alzeu de Massabrac, Doat, t. XXII, p. 129.
195 Guillaume de Puylaurens, ch. XLVI.
196 Déposition d'Arpaïs de Ravat. Doat, t. XXII, p. 259.
197 Guillaume de Puylaurens, ch. XLVI.
CONCLUSION
Cinq ans après la chute de Montségur, Raymond VII mourait, sans fils légitime, à l'âge de cinquante-deux ans. Le comté de Toulouse passait aux mains d'Alphonse de Poitiers, mari de la comtesse Jeanne, fille unique du comte. Le couple mourut en 1271, sans laisser de postérité. Ces deux morts rattachaient définitivement à la couronne de France un pays qui depuis vingt ans était déjà en fait une province française, dans le sens ancien et traditionnel du mot province: un pays d'importance secondaire, colonisé, exploité, administrativement et intellectuellement dominé par une métropole puissante et soucieuse de ses propres intérêts.
Alphonse de Poitiers, en vingt-deux ans, ne se rendit à Toulouse que deux fois: en 1251, le jour où il vint recevoir l'hommage de ses nouveaux vassaux, et en 1270, un an avant sa mort. Ce bon administrateur s'occupa surtout d'organiser un système fiscal serré et efficace qui lui permit de prélever sur ses domaines les sommes dont il avait besoin pour la réalisation de ses desseins politiques, ou plutôt de ceux de son frère: pour saint Louis, la reconquête de la Terre Sainte restait le premier objectif de la politique française. Il faut croire qu'Alphonse ne prit jamais vraiment au sérieux son titre de comte de Toulouse et ne fut qu'un exécuteur fidèle des volontés de son frère. Le peuple qui, en 1249, suivait en pleurant le cercueil de Raymond VII, de Millau à Fontevrault, savait qu'il pleurait la fin de son existence nationale.