Quelques mois avant sa mort, le comte avait fait brûler à Agen quatre-vingts hérétiques, ou personnes suspectes d'hérésie, après un jugement sommaire que les inquisiteurs eux-mêmes ne se fussent pas permis. Sans doute par cet acte de violence pensait-il gagner les bonnes grâces de l'Église; mais peut-être aussi voulait-il faire expier aux hérétiques le malheur qu'ils avaient attiré sur son pays. La mesure était comble; lassé par les persécutions, les humiliations, démoralisé par l'étouffement progressif des forces vives du pays, le peuple occitan - du moins ses classes privilégiées, celles qui avaient le plus à perdre - abandonnait la religion cathare et se rangeait, amer et résigné, du côté des vainqueurs.
Le Languedoc était réuni à la France; il est assez vain de se demander si cette réunion, commandée somme toute par la situation géographique et politique du pays, n'eût pas pu se faire d'une manière moins brutale. Existait-il réellement, entre les hommes du Nord et ceux du Midi, une telle incompatibilité d'intérêts et de pensée que seule la plus cruelle des guerres de conquête était capable d'amener cette union entre Français? Avant 1209, il y avait peut-être une incompréhension réciproque, mais pas de haine. Après la mort de Raymond VII, un peuple las de haïr et de souffrir se résigna peu à peu - quoique non sans mal, ni sans révoltes - à voir son langage devenir un patois.
Qui a jamais calculé ce que perd un peuple en perdant son indépendance, et comment tracer la limite entre les particularismes régionaux et les légitimes aspirations nationales? En définitive, la raison du plus fort finit toujours par paraître la meilleure, ce qui est étant toujours plus réel que ce qui eût pu être.
La royauté française sortait de l'épreuve plus forte, plus consciente que jamais de son droit divin; elle allait bientôt tenir tête à la papauté qui l'avait servie et s'était servie d'elle. Afin d'extirper l'hérésie, l'Église s'était exposée au danger de voir son trop puissant allié empiéter sur sa puissance temporelle.
Ce danger-là, l'Église catholique ne l'avait certes pas ignoré: ses luttes contre l'Empire et sa toute récente expérience avec Frédéric II le lui avaient fait mesurer pleinement; le péril que représentait à ses yeux l'hérésie était plus terrible encore. Mais si, grâce à l'Inquisition, la papauté finit par avoir raison du catharisme, puis des divers autres mouvements hérétiques qui surgirent aux XIIIe et XIVe siècles, cette victoire devait lui coûter cher. La gifle d'Anagni ne devait pas atteindre l'Église dans sa dignité essentielle, elle ne fut qu'un des épisodes de l'incessant combat que l'Église était obligée de mener pour la sauvegarde de son indépendance matérielle et morale. Mais le régime de terreur policière que l'Inquisition sut, pendant plusieurs siècles, imposer aux peuples d'Occident, allait saper de l'intérieur l'édifice de l'Église et amener un abaissement terrible du niveau moral de la chrétienté et de la civilisation catholiques.
Avant la croisade des Albigeois, avant l'Inquisition, des voix d'évêques et d'abbés s'élevaient encore pour protester contre les bûchers d'hérétiques, pour prêcher la miséricorde envers les frères égarés; au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin trouve, pour justifier ces mêmes bûchers, des paroles inadmissibles dans la bouche d'un chrétien. Des excès que l'on pouvait, autrefois, imputer à l'ignorance et à la rudesse des mœurs de l'époque, étaient à présent approuvés, consacrés en chaire de théologie par un des plus grands philosophes de la chrétienté. Ce fait est trop grave pour être minimisé: à partir du XIIIe siècle, il n'y eut plus, dans l'Église catholique, de saints ni de docteurs assez hardis pour proclamer qu'un homme qui se trompe en matière de religion est (comme le disait par exemple au XIIe siècle sainte Hildegarde198) une créature de Dieu, et qu'il est criminel de lui ôter la vie. L'Église qui oubliait aussi résolument cette vérité pourtant si simple ne méritait plus le nom de catholique, et dans ce sens on peut dire que l'hérésie avait porté à l'Église un coup dont celle-ci ne devait pas se remettre.
La victoire était trop chèrement payée: si même (ce qui n'est pas sûr) l'Église romaine, en sévissant comme elle l'a fait contre l'hérésie, a épargné à la chrétienté occidentale des troubles graves qui eussent peut-être amené la ruine de tout l'édifice social et culturel, elle n'y est parvenue qu'au prix d'une capitulation morale dont aujourd'hui encore elle subit les conséquences.
198 In Hildeg. Epist. 139.
APPENDICES
I
RITUEL CATHARE
Version abrégée de la traduction du Rituel par L. Clédat. On en trouvera le texte intégral dans son édition du Nouveau Testament traduit au XIII e siècle en langue provençale (reproduction photographique du manuscrit conservé à la bibliothèque municipale du palais Saint-Pierre à Lyon, dans le tome IV de la Bibliothèque de la Faculté des lettres de Lyon).
ADMISSION D'UN CROYANT AU RANG DE CHRÉTIEN.
Si un croyant199 est en abstinence200 et si les chrétiens201 sont d'accord pour lui livrer oraison, qu'ils se lavent les mains, et les croyants, s'il y en a, également. Et puis que l'un des bons hommes, celui qui est après l'ancien, fasse trois révérences à l'ancien, et puis qu'il prépare une table, et puis [qu'il fasse] trois autres [révérences]. Et puis qu'il dise: Benedicite parcite nobis. Et puis que le croyant fasse son melioramentu m 202 et prenne le livre de la main de l'ancien. Et l'ancien doit l'admonester et le prêcher avec témoignages convenables203...
Et puis que l'ancien dise l'oraison et que le croyant la suive. Et puis que l'ancien dise [au croyant]: "Nous vous livrons cette sainte oraison, pour que vous la receviez de Dieu et de nous et de l'Église, et que vous ayez pouvoir de la dire tout le temps de votre vie, de jour et de nuit, seul et en compagnie, et que jamais vous ne mangiez ni ne buviez, sans dire premièrement cette oraison. Et si vous y manquiez, il faudrait que vous en portassiez pénitence". Et il [le croyant] doit dire: "Je la reçois de Dieu et de vous, et de l'Église". Et puis qu'il fasse une melioramentum et qu'il rende grâce, et puis que les chrétiens fassent une double 204, avec veniae205, et le croyant après eux.
OCTROI DU "CONSOLAMENTUM".
Et s'il [le croyant qui vient d'être reçu chrétien] doit être consolé sur-le-champ, qu'il fasse son melioramentum et qu'il prenne le livre de la main de l'ancien. Et l'ancien doit l'admonester et le prêcher avec témoignages convenables et avec telles paroles qui conviennent à un consolamentum 206...
Et qu'il dise: "J'ai cette volonté, priez Dieu pour moi qu'il m'en donne sa force". Et puis que l'un des bonshommes fasse son melioramentum avec le croyant, à l'ancien et qu'il dise: "Parcite nobis. Bons chrétiens, nous vous prions par l'amour de Dieu que vous accordiez de ce bien que Dieu vous a donné à notre ami ici présent". Et puis que le croyant fasse son melioramentum, et qu'il dise: "Parcite nobis. Pour tous les péchés que j'ai pu faire ou dire, ou penser, ou opérer, je demande pardon à Dieu, et à l'Église et à vous tous". Et que les chrétiens disent: "Par Dieu et par nous et par l'Église qu'ils vous soient pardonnés, et nous prions Dieu qu'il vous les pardonne". Et puis, ils doivent le consoler. Et que l'ancien prenne le livre et le lui mette sur la tête et les autres bons hommes chacun la main droite, et qu'ils disent les parcias207 et trois Adoremus208, et puis: Pater sancte suscipe servum tuam in tua justitia et mite gratiam tuam et spiritum sanctum tuam super eum. Et qu'ils prient Dieu avec l'oraison, et celui qui conduit le service divin doit dire à voix basse la sixaine209 et quand la sixaine sera dite, il doit dire trois Adoremus et l'oraison une fois à haute voix, et puis l'évangile. Et quand l'évangile est dit, ils doivent dire trois Adoremus et la gratia et les parcias. Et puis, ils doivent faire la paix210 entre eux et le livre211. Et s'il y a des croyants, qu'ils fassent la paix aussi, et que les croyantes, s'il y en a, fassent la paix avec le livre et entre elles. Et puis qu'ils prient Dieu avec double et avec venia 212, et ils auront [ainsi] livré l'oraison [au croyant].