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Ces soldats qui arrivaient dans le pays occitan avec leurs forces toutes fraîches n'avaient même pas l'excuse d'être exaspérés par les souffrances d'un long siège. Leur colère était, pour ainsi dire, "pure", et plus que la rage des ribauds que l'on a lâchés comme on lâche des chiens, il faudrait rendre responsable du massacre la haine de l'hérétique, qui devait être, ce jour-là, autre chose qu'un prétexte à l'ambition et à la soif de pillage.

C'est donc bien dans une atmosphère de haine féroce que cette guerre commence, d'une haine telle que l'adversaire n'est même pas traité en être humain, mais en animal nuisible dont il faut se débarrasser et qui ne peut être utile que par les dépouilles qu'il laisse après sa mort; il est certain que les croisés ont dû regretter amèrement les richesses brûlées dans la ville. S'ils n'oseront pas faire subir le même sort à Carcassonne, c'est par crainte de perdre le butin. Une haine pareille dépasse notre imagination et nous sommes tentés d'expliquer la conduite des croisés par l'insensibilité du soldat, par la cruauté des mœurs de l'époque, par l'ambition militaire des chefs; par le mépris du guerrier pour le bourgeois, par l'antipathie éprouvée par les Français du Nord pour ceux du Midi... Il y avait certainement tout cela, il y avait surtout un enthousiasme religieux chauffé à blanc, et le désir d'arracher à Dieu "le grand pardon" par n'importe quel moyen.

Par ce coup de massue, l'armée croisée paralysait la volonté de résistance du pays. Elle s'enlevait également tout espoir de s'attirer la sympathie des catholiques du Midi. Cette croisade qui voulait s'imposer par la peur ne pouvait rencontrer d'autre complicité que celle de la peur. À peine sortis de Béziers, les croisés rencontrent à Capestang une députation de Narbonne, conduite par l'archevêque Bérenger et le vicomte Aimery. Les bourgeois de Narbonne promettent pleine et entière soumission à l'Église et prennent des mesures sévères contre leurs hérétiques.

De Capestang à Carcassonne, l'armée poursuit sa marche triomphale: en six jours les croisés sont déjà sous les murs de Carcassonne, et les seigneurs du pays viennent leur livrer leurs châteaux et protester de leur soumission; d'autres abandonnent leurs demeures et fuient dans la montagne ou dans les bois avec leur famille et leurs vassaux. En quelques jours les croisés ont conquis de cette façon une centaine de châteaux sans coup férir.

III - CARCASSONNE

Raymond-Roger Trencavel est décidé à se défendre. Carcassonne est une place plus forte que Béziers et passe pour imprenable. La cité telle que nous la voyons maintenant, reconstruite par Philippe le Bel et restaurée par Viollet le Duc, donne une idée de ce qu'elle était au début du XIIIe siècle. Dominant la vallée de l'Aude, entourée d'une enceinte de murs solides et flanquée de trente tours, cette impressionnante forteresse ne laissait guère aux croisés l'espoir de voir se répéter le "miracle" de Béziers: la présence du vicomte, entouré de ses meilleures troupes, est une garantie de sécurité relative pour la ville. Mais les bourgs - le Bourg au Nord, le Castellar au Sud - qui flanquent la cité proprement dite ne sont pas suffisamment fortifiés; de plus, les habitants des environs ont cherché refuge dans la ville à l'approche des croisés et y ont amené leur bétail; et un grand nombre de vassaux du vicomte ont rejoint leur seigneur à Carcassonne.

Même en comptant les bourgs, l'espace occupé par la cité de Carcassonne nous semble aujourd'hui étrangement exigu; déjà en temps de paix les citadins se contentaient d'un espace vital très réduit, et si les salles des palais étaient vastes, les maisons étaient entassées les unes sur les autres, les pièces petites et les familles nombreuses des gens de condition modeste ou moyenne logeaient dans une seule pièce. En temps de guerre la ville devenait une véritable fourmilière, et en août 1209 la ville de Carcassonne devait loger plusieurs dizaines de milliers de personnes (plus les chevaux et le bétail) sur quelque 9000, ou, avec les bourgs 15000 mètres carrés.

Les croisés arrivent devant Carcassonne le 1 août, exaltés par un succès aussi foudroyant qu'imprévu; le 3 août ils se lancent à l'assaut du Bourg, au chant de Veni Sancte Spiritus; ce bourg, le plus faible des deux, ne résiste pas à l'attaque malgré l'héroïsme du vicomte, et ses défenseurs et sa population sont forcés de l'abandonner et de se retirer dans la cité. Le Castellar, mieux fortifié, repousse l'assaut, et les assaillants mettent en marche les machines. Les mineurs parviennent à saper et à faire tomber un pan de la muraille du Castellar dont les croisés s'emparent le 8 août, mais ils se retirent pour la nuit et le vicomte reprend le bourg et massacre la garnison laissée sur place.

Pour la première fois, de véritables opérations militaires sont engagées, et les croisés ont affaire à forte partie. Le jeune vicomte est un vaillant guerrier et est entouré par l'élite des chevaliers du pays. Mais l'été chaud et sec fit bientôt surgir l'allié habituel des armées assiégeantes: la soif. Si la ville ne manquait pas de vivres, elle commençait à manquer d'eau. La ville et les fossés commençaient à s'encombrer des charognes dont la décomposition rapide, par ces chaudes journées d'août, répandait par toute la cité une odeur pestilentielle et des nuées de mouches noires.

Raymond-Roger se voit donc contraint d'entrer en pourparlers avec l'ennemi. Selon G. de Tudèle, il fait appel à la médiation du roi d'Aragon, son suzerain. Pierre II tente en effet d'intercéder, et, avec le comte de Toulouse, son beau-frère, va trouver l'abbé de Cîteaux, et plaide la cause du jeune Trencavel, qui, dit-il, est innocent des crimes de ses sujets. Arnaud-Amaury, lassé depuis longtemps de l'éternelle équivoque qui tend à faire absoudre tous les crimes des "sujets" par la prétendue innocence des chefs, répond par un ultimatum insultant: puisque le vicomte est lui-même innocent on lui accorde la vie sauve et la permission de sortir "lui treizième" (avec douze chevaliers de son choix) en laissant tous les habitants de la ville à la merci du vainqueur. Pierre II rentre dans la cité assiégée et transmet cette proposition au vicomte; celui-ci répond qu'il aimerait mieux être écorché vif. Le roi d'Aragon se retire, ulcéré par le peu de cas que les croisés ont fait de son intervention, et le siège continue. La situation des assiégés devient de plus en plus difficile.

"...L'évêque, les prieurs, les moines, les abbés s'écrient: "Au pardon! que tardez-vous?" Le vicomte et les siens sont montés sur le mur: ils lancent avec des arbalètes des carreaux empennés, et de part et d'autre il périt beaucoup de monde. N'eût été l'affluence du peuple qui s'était réfugié là, d'une année ils n'eussent point été pris et forcés, car les tours étaient hautes et les murs pourvus de créneaux. Mais (les croisés) leur ont coupé l'eau, et les puits sont desséchés par la grande chaleur et par le fort été. Par la puanteur des hommes qui sont tombés malades et du nombreux bétail qui a été écorché dans la ville, et qu'on y avait rassemblé de tout le pays, par les grands cris que poussent de toutes parts femmes et petits enfants dont ils sont encombrés... Les mouches, par la suite de la chaleur, les ont tant tourmentés que de leur vie ils ne s'étaient trouvés en telle détresse62".