Ici se place un événement très controversé, et même resté inexpliqué, et c'est pourtant, dans un sens, l'événement capital de cette première croisade. Selon G. de Puylaurens, "le vicomte Roger, frappé de terreur, proposa les conditions de la paix, que les citoyens sortent en braies, abandonnant la cité, le vicomte lui-même restant en otage jusqu'à ce que fussent accomplis les pactes". Guillaume de Tudèle, par contre, prétend que le vicomte serait venu dans le camp des croisées sur l'invitation d'un "riche homme de l'ost" (ce qui n'est pas encore en contradiction avec la version de G. de Puylaurens), mais qu'une fois arrivé devant le légat il aurait été retenu par force. C'et ce qui ressort, du moins, de la narration quelque peu confuse et réticente du chroniqueur. Il ne parle d'aucun traité, ni de négociations; il insiste sur le fait que le "riche homme" (non nommé, mais désigné comme parent du vicomte) donne à plusieurs reprises des garanties de sécurité. Puis le vicomte (qui amène avec lui cent chevaliers) va se placer sous le pavillon du comte de Nevers où se tient le parlement. À partir de ce moment il n'est pour ainsi dire plus question dé lui, sauf pour dire qu'il "s'était livré en otage de son plein gré; et il agit bien en fou...63" L'abus de confiance n'est pas explicitement formulé, mais suggéré de façon très nette.
Est-il vraisemblable que le vicomte, chef militaire du pays, aimé de ses sujets et jouissant malgré sa jeunesse d'une incontestable autorité morale, ait consenti à se livrer de son plein gré comme otage et de décapiter ainsi le mouvement de résistance à l'envahisseur? Le peu de précisions que nous possédons sur cet événement ferait croire que la bonne foi du vicomte a été surprise et qu'il n'y eut ni négociations régulières ni traité approuvé par les deux parties. Il est probable que le vicomte avait refusé les conditions qu'on lui proposait et qu'on ne l'a pas laissé retourner dans la ville.
Le vicomte fait prisonnier, la cité restait sans chef et dut capituler. À l'encontre de ce qui s'est passé à Béziers, les habitants purent sortir sains et saufs. Comment? Par une porte dérobée et par un souterrain, en profitant de l'inattention des croisés, selon l'Anonyme; ce qui paraît peu vraisemblable: la chose aurait été possible pour une garnison, mais non pour la multitude de civils, de femmes, d'enfants, de malades, qui se trouvaient enfermés dans la cité. Selon G. de Tudèle, "ils sortirent nus, en grande hâte, en chemise et en braies, sans autre vêtement. Ils (les croisés) ne leur laissèrent de rien autre que la valeur d'un bouton". La condition de la reddition de la ville devait donc être: la vie sauve pour tous les habitants et abandon de toutes les richesses, ce qui explique les mots "la valeur d'un bouton". Or, la ville comptait un grand nombre d'hérétiques déclarés et il a semblé étrange que les chefs croisés, dont le but était d'exterminer les hérétiques, n'eussent pas profité d'une si belle occasion de se saisir de ceux de Carcassonne.
Certains historiens en ont conclu que Raymond-Roger avait acheté la vie des habitants de sa ville au prix de sa liberté. Il est plus vraisemblable de supposer que la capitulation a été décidée par les défenseurs restés dans la cité. Les croisés n'avaient pas à extorquer au vicomte le sacrifice de sa personne: de toute façon, leur premier objectif était d'épargner la ville, et la promesse de la vie sauve aux habitants était le seul moyen d'y parvenir.
Les habitants partis (il semble qu'ils aient évacué la ville avant l'entrée des troupes ennemies), les croisés s'y installent, en bon ordre, soucieux avant tout d'éviter la ruée de la piétaille et des ribauds qui risquerait de compromettre le profit que leur aura rapporté l'opération. La prise de Carcassonne se solde par un immense butin; l'armée en avait grand besoin.
Les croisés trouvent d'abord des réserves de vivres abondantes, puisque le siège n'avait pas duré longtemps (15 jours). Ils trouvent aussi des objets de valeur, or, argent, tant en monnaies qu'en joaillerie et orfèvrerie, vêtements, tissus, armes; en plus, des chevaux et mulets "dont il y a grande abondance" (ce qui ferait croire que la situation des assiégés n'était pas si désespérée que cela, et qu'il y eut bien trahison à l'égard du vicomte: le manque d'eau devait être très relatif, puisque beaucoup de chevaux et de mulets sont restés vivants). Bref, il y a tant de denrées utilisables et monnayables que l'armée n'a plus à craindre de se trouver à court de ressources. De plus, elle est maîtresse d'une place forte importante, presque intacte, où elle peut établir ses quartiers.
Cette fois-ci, les chefs procèdent à un triage méthodique du butin, en font l'inventaire et en confient la garde à des chevaliers armés, chargés de le protéger contre les convoitises des soldats. De droit, ces biens appartiennent à l'œuvre de Dieu et le pillage individuel est interdit. Arnaud-Amaury déclare, dans son discours: "Nous allons donner ces biens à un riche baron qui maintiendra le pays à la satisfaction de Dieu64". Bien des croisés venus dans l'espoir de s'enrichir durent être déçus, et même les chevaliers chargés de garder le trésor furent plus tard convaincus d'avoir détourné cinq mille livres.
La prise de Carcassonne est donc, pour la croisade, un succès incontestable. "Vous voyez, dit l'abbé de Cîteaux, quels miracles fait pour vous le roi du ciel, car rien ne peut vous résister65". Mais la grande chance des croisés est peut-être moins d'avoir pris la ville intacte que de s'être emparés de la personne de Raymond-Roger.
Nous avons déjà vu qu'il avait été fait prisonnier dans des circonstances pour le moins troublantes. Si la ville a capitulé, lui, le maître et le premier défenseur et responsable, est tenu à l'écart, tout se passe comme s'il n'existait plus. Il est traité non comme un homme qui a rendu une place, mais comme un butin de guerre. Il est enfermé dans un cachot, mis aux fers, et quand on songe qu'il s'agit du premier seigneur du Languedoc après le comte de Toulouse, un tel traitement ne s'explique que par le fait qu'il ne s'est pas livré de son plein gré.
Si un tel acte de déloyauté n'étonne pas de la part d'Arnaud-Amaury, homme sans scrupules et fort capable, en tant qu'ecclésiastique, de mépriser les droits d'un grand baron, est-il vraisemblable que les chefs laïques de la croisade aient pu traiter de cette façon un de leurs pairs? S'il en était ainsi, il faudrait croire 1°que les barons de la France du Nord tenaient en piètre estime la noblesse du Midi, 2°que l'enjeu était trop considérable et que, trop engagés dans la voie du crime, ils ne pouvaient plus reculer et ont dû passer outre à leurs scrupules (s'ils en avaient). Enfin, par fanatisme, ils pouvaient se dire que Raymond-Roger, en tant qu'hérétique, avait perdu le droit aux égards dus à son rang.
Le vicomte de Béziers était-il hérétique? G. de Tudèle le décrit de la manière suivante: "Aussi loin que s'étend le monde, il n'y a meilleur chevalier, ni plus preux ni plus large, plus courtois ni plus aimable... Lui-même fut catholique: j'en prends à témoin nombre de clercs et de chanoines... Mais par suite de sa grande jeunesse, il était familier avec tous et ceux de son pays, dont il était le seigneur, n'avaient de lui ni défiance ni crainte66". L'auteur de la "Chanson" n'a pas d'amitié particulière pour le vicomte et se fait ici l'écho d'une opinion universellement répandue; Raymond-Roger était extrêmement populaire. Mais le poète écrivait à une époque où l'on ne pouvait écrire librement, il ne faut donc pas le prendre à la lettre quand il se porte garant de l'orthodoxie de tel personnage dont il veut dire du bien. D'ailleurs, parmi les innombrables personnages de la "Chanson de la Croisade", on ne rencontre pas un seul hérétique. En fait, Raymond-Roger était issu d'une famille depuis longtemps favorable à l'hérésie; son père, Roger II, honorait à tel point les cathares qu'il avait confié à Bertrand de Saissac, hérétique déclaré, la tutelle de son fils; sa mère, Adélaïde, sœur du comte de Toulouse, avait défendu la place hérétique de Lavaur contre les croisés du légat Henri d'Albano; sa tante, Béatrice de Béziers, qui avait épousé le comte de Toulouse, s'était retirée dans un couvent de parfaites. Élevé dans un milieu où l'Église cathare était tenue en grand honneur, le jeune Raymond-Roger était probablement aussi hérétique que pouvait l'être un seigneur de son rang: c'est-à-dire, catholique par obligation et par coutume et cathare de cœur. Le fait devait être assez connu et les cathares vénéreront toujours le vicomte comme un martyr de leur foi. Cela explique en partie l'inadmissible manque d'égards dont il a été victime de la part de ses pairs, les barons de France.