En s'emparant du seigneur légitime du pays qu'ils veulent conquérir, les croisés ont donc atteint un des buts tracés par le programme du pape: ils peuvent donner à une terre infectée d'hérésie un maître catholique qui se chargera, par la force, de faire triompher la vraie religion. Dans Carcassonne occupée, légats, évêques et barons tiennent conseil pour choisir celui qui tiendra la terre, non en vertu de l'hommage féodal comme le veut la coutume séculaire, mais en vertu de l'autorité (révolutionnaire, il faut le dire) du chef spirituel de la chrétienté.
Or, la situation des barons consultés par Arnaud-Amaury est loin d'être simple: si dévoués qu'ils soient au pape et à la cause de l'Église (peut-être le sont-ils), ils savent bien que le pape n'est pas la seule autorité en matière de droit civil, ni même la plus compétente. Du reste, le vicomte de Béziers n'avait jamais fait publiquement profession d'hérésie. Quels que soient les mobiles qui font agir les grands barons que sont le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et le comte de Saint-Pol, il leur est difficile d'appuyer de leur autorité une entreprise qui viole, au profit de l'Église, le droit féodal.
C'est à eux, pourtant, que le légat offre d'abord, de la part du pape, la suzeraineté des terres enlevées à la maison des Trencavel. D'après la "Chanson", les légats se seraient adressés en premier lieu à Eudes de Bourgogne, puis à Hervé, comte de Nevers, puis au comte de Saint-Pol; ils ne pouvaient faire moins, sans manquer d'égards à ces puissants personnages. Les trois barons refusent, l'un après l'autre. Le chroniqueur leur prête même de nobles paroles: ils ne se seraient pas croisés dans le but de s'emparer du bien d'autrui, ils ont assez des terres à eux. "Il n'est personne, dit G. de Tudèle, qui ne croie se déshonorer en acceptant cette terre67".
Il y a du faux et du vrai dans cette interprétation de l'attitude des barons de France. On a pu dire qu'Eudes II, qui était arrivé le dernier au rendez-vous des croisés à Lyon pour s'être attardé à piller des convois de marchands (qui ne rentrèrent dans leurs biens que grâce à l'intervention du roi de France), ne devait pas dédaigner si fort les biens d'autrui. On oublie que, pour un féodal, le marchand n'est pas "autrui"; et tel seigneur qui se faisait gloire de dépouiller bourgeois et moines pouvait très bien considérer comme sacrés les biens d'un noble. Pour être hérétique, vaincu et prisonnier, Raymond-Roger n'en était pas moins le seigneur légitime des terres en question.
Donc, les barons peuvent fort bien craindre le "déshonneur". Mais si même leur cupidité passait par-dessus cette crainte, ils n'ont pas grand intérêt à accepter l'offre des légats. D'abord, les terres du vicomte dépendaient, par lien d'hommage, du roi d'Aragon et du comte de Toulouse, lui-même vassal du roi de France. S'ils ne craignent guère Raymond VI, ils savent que l'offre qui leur est faite empiète sur les droits du roi d'Aragon. D'autre part, comme le leur fait dire la "Chanson", ils ont "assez de terres à eux", donc ils ne peuvent se permettre de se priver d'une bonne partie de leur chevalerie et de leurs troupes pour tenir des terres ennemies aussi grandes que leurs propres domaines. Ils ne veulent pas non plus accepter le titre sans accepter les charges, pour voir ensuite leurs bannières renversées et leurs garnisons massacrées. Ce qui leur est offert n'est pas, malgré l'incroyable rapidité de leurs premiers succès, une terre conquise, mais une terre à conquérir.
Donc, par prudence ou par honnêteté, les trois grands barons refusent le titre de vicomte de Béziers et de Carcassonne. Ces féodaux n'avaient sans doute pas pris la croix par ambition politique: aucun d'eux ne cherchera à revendiquer un droit quelconque sur les terres conquises, ni en 1209 ni plus tard. Le choix d'Arnaud-Amaury se portera sur un candidat moins riche en terres, donc plus intéressé par cette occasion d'en acquérir de nouvelles, et plus susceptible d'obéir aux ordres du chef spirituel de la croisade.
Une commission composée de deux évêques et de quatre chevaliers désigne Simon de Montfort, comte de Leicester en Angleterre. Ce seigneur, vassal direct du roi de France, tient entre Paris et Dreux un fief important qui s'étend entre la vallée de Chevreuse et la vallée de la Seine et compte de nombreux châtelains d'Ile-de-France parmi ses vassaux. À côté du duc de Bourgogne ou du comte de Nevers ce n'est, bien entendu, qu'un assez petit seigneur, mais il est loin d'être un homme sans fortune. Ce n'est pas non plus un inconnu: de vieille et bonne noblesse, il s'est déjà distingué en 1194 dans les armées de Philippe Auguste, puis en 1199 lors de la 4e Croisade: il a été de ceux qui ont refusé de se mettre à la solde des Vénitiens et s'est acquis un solide renom en Terre Sainte où il s'est battu pendant un an.
Âgé de cinquante ans environ (peut-être de quarante-cinq) c'est un guerrier éprouvé, et connu pour la sûreté de son jugement et ses qualités militaires. De plus, pendant le siège de Carcassonne il s'est distingué (d'après Pierre des Vaux de Cernay) par une action héroïque: lors de l'assaut contre le Castellar, au moment où les croisés battaient en retraite, Simon, seul avec un écuyer, s'était précipité dans le fossé, sous la grêle de pierres et de flèches qui tombaient des murs, pour ramener un blessé68. Un tel geste, de la part d'un capitaine déjà chargé d'ans et de renommée, suffisait à prouver aux légats que cet homme-là avait bien les qualités d'un chef.
Simon de Montfort, lui aussi, commence par refuser l'offre qui lui est faite. À la fin, il n'accepte qu'après avoir fait jurer aux chefs de la croisade de le soutenir si jamais il avait besoin de leur aide. Précaution sage et nécessaire: Simon voyait les barons charger sur ses épaules un fardeau qu'ils trouvaient trop lourd pour eux, et craignait de les voir se dérober à leurs responsabilités une fois le nouveau chef dûment reconnu. En déclinant ce titre dont personne ne semblait vouloir, Simon de Montfort ne devait pas jouer la comédie, l'honneur était à la fois douteux et périlleux.
Enfin, tenté ou non par la perspective de jouer un grand rôle, Simon accepte de se dévouer à la cause de l'Église et de devenir, de ce fait, vicomte de Béziers et de Carcassonne. "Élu" vicomte par les chefs d'une armée étrangère victorieuse, il n'est, malgré l'approbation des légats puis celle du pape, que le représentant de la raison du plus fort, et ce n'est que par la force qu'il peut espérer se maintenir. Or, la formidable armée qui a semé la terreur dans les régions envahies n'y est qu'un hôte de passage, et va bientôt plier ses tentes. Les légats voient approcher la fin de la quarantaine, et les quarante jours passés, aucune obligation ne retient plus ces volontaires qui seront libres de retourner dans leur pays le jour où il leur plaira. L'ennemi, pour terrorisé qu'il soit, sait fort bien que ces barons, ces chevaliers, ces pèlerins guerriers et civils n'ont nullement l'intention de passer leur vie dans le Languedoc, et que l'armée croisée se réduira bientôt à des garnisons insignifiantes.