Nous avons parlé du côté en quelque sorte terrestre de la foi des hommes du XIIe et du XIIIe siècle, car il semble bien qu'à cette époque l'aspiration à enchâsser le surnaturel dans des formes de plus en plus concrètes, de plus en plus cohérentes ait atteint une vigueur ignorée jusque-là.
En chassant ou en monopolisant à son profit les antiques mythologies latines et celtiques, l'Église avait métamorphosé les saints en personnages de folklore et les dieux et demi-dieux en saints; et le chrétien vivait dans un monde où la vie des saints et les récits sacrés tenaient en grande partie la place que tiennent à notre époque le théâtre, le cinéma, les journaux illustrés et les contes de nourrice. La littérature profane et la littérature populaire, assez étrangères à la religion, faisaient encore figure de genres mineurs ou réservés à une élite peu nombreuse; l'élan créateur des peuples d'Occident, jeunes, avides de nouveauté, épris de poésie jusque dans les tâches les plus humbles, était presque tout entier canalisé par la vie religieuse, qui prenait bien souvent l'aspect d'un paganisme à peine christianisé.
On a pu dire que les cathédrales étaient la Bible du pauvre et plus que cela: le grand livre par lequel le fidèle entrait en contact avec l'histoire, les sciences, la morale, les mystères du passé et de l'avenir. Ce qui subsiste des cathédrales du XIIe siècle ne nous donne qu'une idée incomplète de leur magnificence; n'oublions pas que non seulement l'intérieur, mais l'extérieur en était peint et doré; que les statues et les tympans des grands portails étaient polychromes; que les nefs, surchargées de fresques, étaient de plus ornées de tapisseries, de tissus d'Orient, d'oriflammes de soie brodées d'or; que les autels, les châsses, les images miraculeuses représentaient des trésors d'un prix incalculable, tant par la quantité de matières précieuses que par la beauté du travail.
Le peuple était pauvre; la bourgeoisie déjà riche, mais égoïste, comme toute bourgeoisie; la noblesse, ostensiblement dépensière; les prélats souvent occupés à imiter les nobles dans leurs guerres comme dans leur faste. Si de ces terres sans cesse ravagées par les famines, les incendies, les guerres grandes et petites, les épidémies et le banditisme à toutes les échelles, des cathédrales d'une richesse aussi inouïe ont pu surgir, il faut croire que la foi des hommes de ce temps-là était d'une trempe toute particulière. Ce désir têtu d'incarner, de matérialiser le divin montre à la fois un amour profond de la matière et du monde créé et un mépris assez grand de la vie humaine. C'est la foi des adorateurs de reliques qui a construit les cathédrales.
Les hommes de la France du Nord n'étaient pas tous, tant s'en faut, des fervents de la papauté; en 1204, les évêques français tiennent tête aux légats qui veulent contraindre Philippe Auguste à la paix avec l'Angleterre; les barons ont sans cesse d'âpres luttes d'intérêts avec les abbés et les évêques et le peuple n'est jamais content de payer la dîme. Il n'en reste pas moins vrai que le peuple de France était, l'époque, profondément catholique et attaché à ses lieux de pèlerinage comme à un patrimoine national. Or, l'hérésie qui avait gagné les pays occitans avait caractère si farouchement opposé à toutes les manifestations de la vie de l'Église que les missionnaires envoyés par le légat Arnaud pour prêcher la croisade ne devaient avoir aucun mal à provoquer l'indignation des foules contre les "ennemis de Dieu".
Les récits dont le chroniqueur Pierre des Vaux de Cernay se fait l'écho devaient être l'objet de conversations et de commentaires dans toutes les villes de France, et ce n'était certainement pas les seuls ni les plus atroces. L'image de l'homme qui a souillé l'autel d'une église, celle des soldats du comte de Foix qui coupent en morceaux un chanoine et se servent des bras et des jambes d'un crucifix pour piler des épices devaient hanter la pensée des croyants les plus tièdes. Les hérétiques profanaient les calices et déclaraient que celui qui reçoit l'hostie absorbe un démon; ils blasphémaient contre les saints en les déclarant damnés. Les paroles du pape "Ils sont pires que les Sarrasins" correspondaient à la plus stricte vérité. Les auditeurs des envoyés de Rome n'étaient pas humanistes: l'image d'un crucifix mutilé les révoltait sans doute plus que celle d'un homme coupé en morceaux.
Le roi, qui raisonne en homme politique, n'a pas l'air de s'émouvoir outre mesure des progrès de l'hérésie; il est aussi peu favorable à la croisade qu'il peut décemment l'être et écrit à Innocent III qu'il ne se croisera que si le pape oblige le roi d'Angleterre à ne plus attaquer la France et s'il ordonne un impôt spécial pour l'entretien de la croisade. D'autre part, il doute de la légitimité de l'opération. En février 1209, au moment où dans toutes les provinces des milices se groupent, les dons affluent, les chefs organisent les préparatifs du grand départ, Innocent III écrit à Philippe Auguste: "C'est à toi que nous confions tout spécialement l'affaire de l'Église de Dieu. L'armée des fidèles qui se lèvent pour combattre l'hérésie doit avoir un chef à qui elle obéisse tout entière. Nous supplions Ta Sérénité Royale de choisir, par un acte de son pouvoir propre, un homme actif, prudent et loyal, qui conduise au bon combat, sous ta bannière, les champions de la cause sainte7". Le roi refusera non seulement sa présence et celle de son fils, mais aussi la responsabilité de désigner un mandataire qui pût agir en son nom. La croisade, pour laquelle le pape voulait se servir du roi de France comme de l'instrument légal et séculier de la justice de Dieu, resta ce qu'elle était en fait: une guerre menée par l'Église. Les barons qui prendront la croix seront les soldats de l'Église et le chef que l'armée des croisés se choisira sera le légat du pape, l'abbé de Cîteaux, Arnaud-Amaury.
Le tour du roi de France viendra plus tard.
Parmi les barons qui se croisèrent en 1209, on connaît les noms d'Eudes II duc de Bourgogne, d'Hervé IV comte de Nevers, déjà cités; de Gaucher de Châtillon comte de Saint-Pol, de Simon de Montfort, de Pierre de Courtenay, de Thibaud comte de Bar, de Guichard de Beaujeu, de Gauthier de Joigny, de Guillaume de Rocher sénéchal d'Anjou, de Guy de Lévis, etc. Mais les évêques sont, eux aussi, chefs de guerre: les archevêques de Reims, de Sens, de Rouen; les évêques d'Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres, ont pris la croix et amènent chacun un corps expéditionnaire composé tant de guerriers que de pèlerins ignorants dans l'art de la guerre mais ardent à servir la cause de Dieu.
Un an s'est écoulé depuis la mort de Pierre de Castelnau. Le Languedoc voit se préciser la menace suspendue sur lui.