Simon de Montfort se hâte donc de consolider sa position: il commence par distribuer largement des dons à ceux des éléments du pays sur lesquels il croit pouvoir compter: les confréries religieuses, et en particulier les moines de Cîteaux; puis il lève, par décret, un cens de trois deniers par feu, dont il fait hommage au pape. Il s'avance dans ses nouveaux domaines en triomphateur; après la chute de Béziers et de Carcassonne, villes et châteaux ouvrent leurs portes et font fête aux vainqueurs. Fanjeaux, Limoux, Alzonne, Montréal, Lombers sont occupés et les croisés y laissent des garnisons. Castres livre ses hérétiques. Fort de son nouveau titre Simon de Montfort s'empresse de recevoir les hommages des châtelains, des vicomtes, des consuls; toute la région comprise entre Béziers, Limoux et Castres lui est officiellement soumise, il a à peine le temps de recevoir les innombrables protestations de fidélité, seules les ailes lui manquent pour se déplacer plus vite d'un château à un autre. Triomphe précaire, mais auquel, en bon féodal, il attache une importante considérable: il veut s'assurer, dans une aussi faible mesure que ce soit, de la fidélité de ses nouveaux sujets.
Cependant, l'armée se disloque: le comte de Toulouse s'est retiré, une fois sa quarantaine terminée, après avoir assuré le nouveau vicomte de ses bons sentiments et avoir même proposé son fils en mariage à une fille de Simon. Le comte de Nevers, qui s'entend si mal avec le duc de Bourgogne qu'on "craignait chaque jour qu'ils ne s'entretuassent"69, est furieux de se trouver sous les ordres de Simon, lequel avait pris la croix sous les bannières du duc de Bourgogne. Ses quarante jours terminés, Hervé IV de Nevers abandonne la croisade.
Le duc de Bourgogne reste encore quelque temps; découragé par l'échec du siège de Cabaret il se retirera à son tour. Grands et petits seigneurs, milices conduites par les évêques, pèlerins pillards, routiers quittent le pays, séparément ou par groupes, en un reflux rapide et ininterrompu; les indulgences gagnées tant bien que mal, l'enthousiasme dissipé. Et une armée qui eût pu triompher en quelques mois de la résistance d'un pays mal préparé à la guerre s'évanouit en fumée, ne songeant même pas à profiter d'un succès reconnu par tous pour "miraculeux". "...Les montagnes sont sauvages, les passages étroits, et ils ne veulent pas être occis dans le pays70". Peut-être la plupart des croisés se sont-ils simplement rendu compte que l'hérétique n'était pas discernable du catholique à la couleur de sa peau, et que cette guerre sainte n'était pas plus exaltante que toute autre guerre. Et il suffisait de quarante jours pour gagner le pardon promis.
En septembre 1209 Simon de Montfort n'a plus avec lui que vingt-six chevaliers. C'était peu pour dominer un pays dont une partie n'a été conquise que par la terreur qu'inspire la présence d'une armée réputée invincible, et dont la plus grande partie reste encore à conquérir. On serait presque tenté d'absoudre Simon des crimes qu'il a pu commettre par la suite, tant la situation dans laquelle il se trouvait placé - pas tout à fait par sa faute - semble désespérée. Seule une peur ineffaçable, incontrôlable, plus forte que la raison et l'instinct de conservation, la peur inspirée aux populations du Midi par les premiers exploits des croisés, peut expliquer le fait qu'avec une poignée d'hommes et des renforts intermittents et capricieux, Simon de Montfort ait pu se maintenir et même triompher dans un pays qui lui était farouchement hostile. Et où il était condamné à ne régner que par la peur.
51 Op. cit., ch. IX, 193-202.
52 "Chanson de la Croisade", ch. XVII, 395-400.
53 Op. cit., ch. XVIII, 430-440.
54 Op. cit., ch. XIX, 450-455.
55 Op. cit., ch. XX, 467-471.
56 Op. cit., id., 471-476.
57 Op. cit., ch. XXI, 481-489.
58 Id., 500-505.
59 Op. cit., ch. XXII, 523-526.
60 Op. cit., ch. XXIII, 532-536.
61 Pierre des Vaux de Cernay, op. cit., ch. XVI.
62 "Chanson de la Croisade", ch. XXX, 685-702.
63 Op. cit., ch. XXXII, 742-743.
64 Op. cit., ch. XXXIII, 774-776.
65 Id., 769-770.
66 Op. cit., ch. XV, 343-352.
67 Op. cit., ch. XXXIV, 796.
68 Pierre des Vaux de Cernay, ch. XVII.
69 Pierre des Vaux de Cernay, Op. cit., ch. XXI.
70 "Chanson de la Croisade", ch. XXXVI, 826-828.
CHAPITRE V
SIMON DE MONTFORT
I. UN CHEF DE GUERRE
En deux mois de campagne, les croisés ont remporté un succès tel qu'ils ne peuvent eux-mêmes l'expliquer que par une intervention divine. Mais le but véritable de l'expédition - l'extermination de l'hérésie - n'a pas été atteint; mieux que cela: à part le fameux "tuez-les tous", ils semblent n'avoir encore trouvé aucun moyen pratique d'atteindre ce but. Ils ont presque abouti au résultat contraire. Si l'on excepte quelques cas isolés d'hérétiques livrés par leurs compatriotes, à Narbonne, à Castres, les croisés n'ont pas encore véritablement affronté l'ennemi qu'ils cherchaient à combattre.
La terreur qu'ils inspirent dresse entre eux et la population des régions envahies un mur impénétrable, les ministres cathares les plus connus se cachent dans des abris sûrs, les parfaits changent leurs vêtements noirs contre des habits de bourgeois ou d'artisans, les seigneurs du pays protestent de leur fidélité à la foi catholique ou se retirent dans les montagnes, et l'hérésie devient plus difficile à combattre qu'elle ne l'était un an auparavant. Pour n'avoir pas fait la distinction entre catholiques et hérétiques à Béziers, les croisés se voient forcés à traiter tout le pays comme hérétique.
Forcée de renoncer à tout espoir de conquérir par la persuasion, l'Église ne disposait plus, en fait de forces armées, que d'un chef militaire jouissant d'un titre usurpé, et entouré d'une poignée de soldats. À combien de combattants effectifs pouvait correspondre le nombre de "environ trente" chevaliers que cite P. des Vaux de Cernay? Plusieurs centaines d'hommes, peut-être. Guère plus. Simon dispose de quelques mercenaires, peu nombreux, car il a du mal à les payer. Les villes conquises, les chevaliers soumis lui fournissaient des contingents d'hommes poussés par la peur ou l'intérêt, jamais très sûrs. Il ne pouvait, en fait, compter que sur sa petite équipe de Français.
Cette équipe, les faits vont le montrer, était sûre, dévouée corps et âme à son chef, composée de chevaliers de grande valeur. Certains sont des parents ou des voisins de Simon, tels Guy de Lévis, Bouchard de Marly, les trois frères Amaury, Guillaume et Robert de Poissy; d'autres sont des Normands, qui, étant tous de même nationalité, forment également une équipe homogène; Pierre de Cissey, Roger des Essarts, Roger des Andelys, Simon le Saxon; des Champenois: Alain de Roucy, Raoul d'Acy, Gobert d'Essigny; enfin, des chevaliers d'autres provinces du Nord de la France ou d'Angleterre, Robert de Picquigny, Guillaume de Contres, Lambert de Croissy, Hugues de Lacy, Gauthier Langton; plus tard, Simon de Montfort va également compter un auxiliaire précieux en la personne de son frère Guy qui quittera la Terre Sainte pour le rejoindre. La plupart de ces barons s'illustreront dans les campagnes de la croisade aux côtés de leur chef, beaucoup y trouveront la mort. C'est sur eux, tout autant que sur Simon de Montfort lui-même, que reposera la défense des intérêts de l'Église dans le Languedoc; ils sont moins des subordonnés que des collaborateurs actifs et avisés, et, comme les chroniqueurs nous le montrent à maintes reprises, Simon ne décide rien sans tenir un conseil et consulter ses barons. Par son unité, sa discipline librement consentie, cette équipe constituait, malgré sa faiblesse numérique, une force redoutable; dans la fortune comme dans les revers, ces hommes formeront jusqu'au bout un seul bloc, et montreront un courage à toute épreuve.