Ils ont, en effet, grand besoin de courage: ils ont contre eux, d'abord, tout le pays qu'ils ont à soumettre directement et dont Simon est, en principe le vicomte: le Razès et l'Albigeois comptent de nombreuses places fortes qui lui résistent et qui semblent imprenables. Au Sud, dans les monts de l'Ariège, le comte de Foix, Raymond-Roger, vaillant capitaine et grand protecteur des hérétiques, a encore toutes ses forces intactes. À l'Ouest s'étendent les domaines du comte de Toulouse, ex-croisé, inattaquable en droit, mais allié peu sûr, prêt à se changer en ennemi à la première occasion. Les seuls et véritables alliés de Simon, les légats, ne représentent pas une puissance militaire; le clergé local, encouragé par le succès de la croisade, relève la tête, mais lui non plus ne peut guère aider le nouveau vicomte qu'en lui apportant une aide financière; et encore les prélats ont-ils tendance à voir en lui, avant tout, un défenseur de leurs intérêts et de leurs bénéfices. Le roi d'Aragon ne voit pas d'un bon œil ce nouveau vassal, dont malgré l'insistance de ce dernier il différera longtemps de recevoir l'hommage.
Il est bien vrai que Simon de Montfort avait pour lui la complicité d'une partie de la noblesse du pays qui lui avait prêté serment et, surtout, la menace toujours présente de nouvelles croisades. Sa situation n'en était pas moins incertaine et précaire et ses forces ridiculement insuffisantes pour l'ampleur de la tâche qu'il avait à accomplir. Et pourtant, les haines qu'il aura inspirées suffisent à prouver le rôle de tout premier plan qu'il devait jouer dans la conquête du pays; pendant des années la cause de l'Église dans le Languedoc s'est identifiée avec la personne et l'activité de Simon de Montfort.
Quel était cet homme auquel la papauté, par l'intermédiaire de ses légats, avait confié la défense de l'Église dans le Midi de la France? Les jugements portés sur lui par les historiens de son temps varient suivant les convictions personnelles de ces historiens, le héros sans peur et sans reproche de Pierre des Vaux de Cernay devient un tyran féroce et sanguinaire pour le continuateur de Guillaume de Tudcle, tandis que ce dernier décrit Simon comme "un riche baron preux et vaillant, hardi et belliqueux, sage et expérimenté, bon chevalier et large, preux et avenant, doux et franc71..." et Guillaume de Puylaurens loue la conduite de Simon au cours des premières années de la guerre, pour l'accuser ensuite de rapacité et d'ambition; tous sont unanimes à reconnaître sa bravoure et surtout l'immense prestige, fait à la fois de crainte et d'admiration, dont il jouissait même auprès de ses ennemis. Cet homme valait à lui seul une armée. Vivant il était entré dans la légende, Judas Macchabée ou fléau de Dieu; il avait su, avec des forces insignifiantes, se grandir jusqu'au rôle d'un de ces tyrans dont le seul nom fait courber les têtes. Ce n'est pas là un mince mérite pour un chef de guerre.
Les contemporains nous le représentent comme un chevalier magnifique, de haute taille, doué d'une force herculéenne, "merveilleusement exercé dans les armes"; son panégyriste, Pierre des Vaux de Cernay, vante d'une façon quelque peu conventionnelle l'élégance et la beauté de sa stature, ainsi que son amabilité, sa douceur, sa modestie, sa chasteté, sa prudence, son ardeur à l'action... "infatigable, pour achever, et tout dévoué au service de Dieu72".
Ce qui frappe surtout, quand on lit l'histoire des campagnes qu'il mena pendant près de dix ans, c'est sa faculté de se trouver partout en même temps, l'extrême rapidité de ses décisions; l'audace calculée de ses attaques; ce soldat paie de sa personne presque au-delà des limites du raisonnable, comme on l'a vu lors du siège de Carcassonne, et comme on le verra plus tard lors du passage de la Garonne près de Muret, lorsqu'il retraversera le fleuve en crue pour ne pas abandonner une partie de son infanterie, restera là plusieurs jours et ne rejoindra le gros de l'armée que lorsque le dernier des fantassins aura gagné l'autre rive de la Garonne.
Maint autre passage, aussi bien de l'Hystoria73 que de la "Chanson", montre le chef de la croisade comme un homme animé d'une véritable passion pour le métier de la guerre et très dévoué à ses soldats.
Les historiens parlent de ses mœurs austères, de sa grande piété. Piété intéressée, si l'on veut, puisqu'il doit tout à l'Église et n'attend du secours que d'elle. Piété sincère, car cet homme de guerre est assez redouté pour n'avoir nul besoin d'afficher une piété factice. Il se considère en toute bonne foi comme un soldat du Christ; il le croit même si bien que, lorsqu'il subit des revers, il accuse Dieu d'ingratitude ou de négligence. Le récit fait par P. des Vaux de Cernay de la dernière messe jamais entendue par son héros semble tiré de quelque pieuse chanson de geste; s'il est véridique, il est assez émouvant. Des messagers pressent le comte (Montfort) de courir à l'assaut, il ne se détourne pas, il dit: "Souffre que j'assiste aux divins mystères et que je voie d'abord le sacrement, gage de notre rédemption"; et comme un nouveau messager le presse encore, disant: "Hâtez-vous, le combat s'échauffe, les nôtres ne peuvent plus longtemps en soutenir l'effort", le comte répond: "Je ne sortirai pas avant d'avoir contemplé mon Rédempteur". Puis, devant le calice levé, il tend les bras et récite le Nunc dimittis et ajoute: "Allons, et s'il le faut, mourons pour celui qui a daigné mourir pour nous74". Cette scène a pu être inventée après coup par un narrateur qui savait que Simon allait, en effet, mourir quelques intants plus tard. Elle n'a rien d'invraisemblable - pour un soldat la veille de chaque bataille est une préparation à la mort. On peut dire que la piété d'un homme tel que Simon de Montfort peut plutôt paraître comme un outrage à la religion; il est difficile de nier la force de cette piété.
Ceci dit, il faut admettre que les soldats du Christ pouvaient difficilement se choisir un chef moins digne du nom de chrétien.
En 1210, après la prise de Bram, qui lui a résisté trois jours, Simon de Montfort se saisit de la garnison - plus de cent hommes en tout - et leur fait arracher les yeux et couper le nez et la lèvre supérieure; un seul garde un œiclass="underline" Simon le charge de conduire ses compagnons aveuglés à Cabaret, afin de semer la terreur parmi les défenseurs de ce château.
On a pu dire que le même traitement avait été infligé à deux chevaliers français et qu'un occupant étranger, étant toujours numériquement le plus faible, est tenu d'user de représailles féroces pour se faire respecter. Simon de Montfort n'a pas inventé les lois de la guerre, les mutilations de prisonniers étaient un moyen sûr d'épouvanter l'adversaire. Les morts ne bougent plus et sont vite oubliés; la vue d'un homme aux yeux arrachés et au nez coupé peut glacer de peur les plus braves. On coupait aussi aux prisonniers les mains, les pieds, les oreilles... Ces traitements étaient le plus souvent infligés à des routiers, que personne ne pensait à venger et qui pouvaient tout de même servir d'épouvantails. Dans cette guerre-ci, une des plus cruelles du moyen âge, il y eut dans les deux camps des chevaliers écorchés vifs, coupés en morceaux, mutilés; la foi, le patriotisme ou la vengeance rendant toute les cruautés légitimes. Depuis le jour de la prise de Béziers, il semble qu'un climat de mésestime totale de l'adversaire se soit établi entre les deux parties en présence. Cette guerre menée par des chevaliers n'était pas une guerre chevaleresque, mais une lutte à mort.