Simon de Montfort, qui n'était pas le responsable du massacre de Béziers, a été laissé presque seul dans un pays ennemi qui se souvenait trop bien des exploits récents de l'armée croisée; et cet héritage de haine et de peur qu'on lui laissait en même temps que son titre de vicomte, il a su s'en rendre digne. Et pourtant, étant donné ses indiscutables qualités de chef et l'admiration que sa bravoure inspirait même à ses pires ennemis, il eût peut-être pu trouver un moyen de se faire haïr moins qu'il ne l'a fait. La chevalerie occitane n'était pas essentiellement différente de celles des autres pays. Pour populaire qu'il fût, Raymond-Roger Trencavel avait bon nombre de vassaux mécontents, les petits féodaux étant gens faciles à mécontenter. Ceux qui avaient prêté serment à Simon en août 1209 pouvaient devenir ses fidèles alliés, si le nouveau maître avait su montrer plus de tact. Dans les premières années de la guerre, la brutalité de Simon a sans doute fait plus de patriotes que n'en ont fait le courage et les malheurs du jeune vicomte.
Simon de Montfort ne pouvait évidemment pas être "large": il manquait d'argent. Il eût pu, du moins, être courtois, et il semble qu'avec ses nouveaux vassaux - peu commodes, assurément - il ait manqué de patience. Ainsi, après la défection de Guillaume Cat, chevalier de Montréal, l'entend-on s'écrier: "Je ne veux plus avoir affaire avec les hommes de cette maudite race provençale75!" Il est vrai qu'à ce moment-là, il est dans le pays depuis plusieurs années et est poussé à bout par les incessantes "trahisons" et dérobades de ceux qu'il considère comme ses vassaux. Mais dès le début, il semble s'être posé en maître légitime et indiscuté d'une terre sur laquelle il n'avait aucun droit légal; il a distribué largement à ses chevaliers, aux abbayes, aux ordres monastiques, les biens des seigneurs "faidits", c'est-à-dire de ceux qui ont préféré partir en abandonnant leurs châteaux plutôt que de pactiser avec l'envahisseur. Au lieu de montrer des égards particuliers à ceux des seigneurs occitans qui s'étaient ralliés à lui - et ils étaient nombreux - il a dû (sa phrase sur la maudite race provençale en fait foi) les traiter en inférieurs et les blesser maintes fois dans leur fierté.
Quand il voudra faire le législateur, il essaiera, par les statuts de Pamiers, d'implanter en Languedoc les lois et coutumes de France, sans penser à ce que la chose avait de vexant pour un peuple passionnément attaché à ses traditions et enclin à voir dans la moindre infraction à ses coutumes une brimade intolérable. On peut faire la guerre sans traiter les adversaires en peuple colonisé.
Mais plus que par ses nombreuses maladresses, par l'étroitesse d'esprit propre à un professionnel de la guerre et par son ambition qui finira par lui faire prendre la croisade pour une guerre de conquête dont il doit tirer seul le profit, c'est par sa cruauté que Simon de Montfort compromettra à jamais la cause de la croisade, si tant est qu'elle pouvait être compromise davantage.
Cruauté forcée, nécessaire, calculée. Cruauté qui a tout de même étonné les contemporains et scandalisé jusqu'au fanatique Pierre des Vaux de Cernay, qui, en parlant des cent prisonniers de Bram, croit devoir excuser le "noble comte" en disant qu'il n'agissait pas ainsi par plaisir, mais par nécessité: ses ennemis "devaient boire le calice qu'ils avaient préparé aux autres76". Si le principe est le même, il est clair qu'il y a une différence terrible entre le fait de mutiler deux hommes et celui d'en mutiler cent. Pour agir de la sorte, il fallait que cet homme ait été naturellement profondément cruel.
À Biron, Martin d'Algais, deux fois traître à Simon, est exposé sur un pilori, recouvert d'un drap noir, abreuvé d'insultes, solennellement dépouillé du titre de chevalier, pour être ensuite attaché à la queue d'un cheval, traîné par les rangs de l'armée, et ce qui reste encore de lui est finalement pendu à un gibet. Il est vrai que Martin d'Algais était un Navarrais et un chef de routiers, donc un personnage qui, dans la hiérarchie militaire, méritait moins d'égards qu'un chevalier du pays. Les détails du supplice qui lui est infligé n'en donnent pas moins une assez sinistre idée de l'homme qui a pris plaisir à ordonner cette macabre cérémonie.
Dans les guerres qu'il mènera ensuite pour défendre sa foi, Simon présidera à trois grandes exécutions de parfaits; à Minerve, on le verra même visiter les condamnés dans leur prison pour les exhorter à se convertir. Si, par ses victoires, il a rendu les bûchers possibles, la véritable responsabilité des autodafés d'hérétiques incombe aux légats. Le chef des croisés dut cependant partager "la joie intense" que, d'après le témoignage de P. des Vaux de Cernay, les soldats du Christ éprouvaient devant ce terrible spectacle.
Pillage, massacres, incendies, destruction systématique des récoltes, des vignes, du bétail, cette tactique de guerre, vieille comme le monde, fut appliquée par Simon de Montfort à une vaste échelle dans un pays qu'en principe il considérait comme son domaine. Il semble n'avoir réussi à se maintenir dans le Languedoc si longtemps que pour causer de plus grands ravages et pour détruire plus complètement la vie économique du pays. Tous comptes faits, le crime principal de Simon de Montfort fut peut-être d'avoir été un trop bon soldat et de n'avoir été que cela: en tant que chef de guerre, il a fait tout ce qu'on pouvait attendre de lui, dépassé toutes les espérances de ses chefs spirituels et rendu pratiquement possible l'extermination de l'hérésie par l'affaiblissement des forces physiques et morales du pays.
Il ne nous est pas possible, dans le cadre de cet ouvrage, de raconter en détail l'histoire des campagnes de Simon de Montfort; il faut nous contenter d'en suivre les principales étapes, parallèlement avec l'activité de ses alliés et de ses adversaires. Pendant qu'il faisait, avec une énergie digne d'un meilleur emploi, son métier de soldat et de conquérant, le pape cherchait à contrôler les événements et envoyait de nouveaux appels à la croisade, les légats manœuvraient pour trouver le moyen d'étendre leur domination sur le pays tout entier, et le comte de Toulouse et les grands barons du Midi préparaient leur plan de défense.
Comme nous l'avons vu, les premiers mois de la croisade, tout en apportant au parti de l'Église un succès inespéré, lui ont fait mesurer la difficulté de la tâche. Le résultat pratique le plus appréciable de cette campagne était la suppression de Raymond-Roger Trencavel et l'accession d'un baron catholique au titre de vicomte de Béziers. Mais le possesseur légitime de ces terres vivait encore; il ne fallait pas le laisser vivre longtemps. Le 10 novembre 1209, après trois mois de captivité Raymond-Roger meurt d'une dysenterie. Qu'il ait été empoisonné ou qu'il ait succombé par suite de la rigueur de l'emprisonnement et du manque de soins, on ne peut en aucune façon qualifier sa mort de naturelle: ses geôliers avaient fait leur possible pour abréger sa vie, et ils y étaient parvenus en un délai singulièrement court. Le vicomte était un homme de vingt-quatre ans, plein de force et d'énergie au moment où il fut jeté en prison.
Il laissait un fils âgé de deux ans; dix jours après la mort de son mari, la veuve, Agnès de Montpellier, conclut avec Simon un accord par lequel elle renonce à ses droits et à ceux de son fils moyennant 25000 sous de Melgueil et 3000 livres de rente annuelle. Le vicomté de Béziers n'a donc plus d'autre maître légitime que Montfort. Mais le roi Pierre II d'Aragon ne confirme pas le nouveau vassal dans ses droits et semble peu pressé de recevoir son hommage. De nombreux vassaux du vicomte, consternés par la nouvelle de sa mort, se révoltent, et se mettent à attaquer les châteaux où Simon n'avait laissé que de faibles garnisons. Un des seigneurs qui s'étaient ralliés à l'occupant, Giraud de Pépieux, pour venger la mort de son oncle tué par un chevalier français, enlève par surprise le château de Puisserguier où Simon avait laissé deux chevaliers et cinquante hommes; et quand Montfort marche sur le château avec le vicomte de Narbonne et sa milice de bourgeois, ces derniers refusent d'attaquer et s'en vont. À Castres, les bourgeois se révoltent et s'emparent de la garnison. En quelques mois, Simon perd plus de quarante châteaux, ses hommes sont découragés, ses caisses vides. Le comte de Foix, qui s'en était tenu au début à une attitude de neutralité, reprend aux croisés le château de Preixan et tente de prendre Fanjeaux.