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Ces pieux personnages (tel l'évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, futur héros de Bouvines, qui se sert dans les combats d'une masse d'armes, ne voulant pas, par scrupule d'ecclésiastique, manier l'épée ni la lance) remplissent leurs devoirs religieux à leur manière, mais ne s'inquiètent pas de savoir par quel moyen l'hérésie peut être efficacement combattue; peut-être ne demanderaient-ils pas mieux que d'avoir encore longtemps des hérétiques sous la main pour pouvoir gagner de nouvelles indulgences. Mais les autorités de l'Église, et en particulier les légats, plus réalistes et plus lucides, savent que ce n'est pas seulement par des faits d'armes, mais par l'extension de l'emprise politique des catholiques sur le pays que l'on peut venir à bout de l'hérésie.

Or, le premier seigneur du Languedoc est toujours le comte de Toulouse, et c'est sur ses terres et sur celles de ses puissants vassaux les comtes de Foix et de Comminges que se trouvent à présent les grands foyers de l'hérésie. La tactique de la terreur, inaugurée à Béziers, a eu pour résultat de forcer les parfaits et leurs partisans les plus dévoués à se réfugier dans des provinces qui n'étaient pas directement exposées, et si les territoires du vicomte de Béziers abritaient encore, en 1210 et plus tard, de nombreux parfaits (puisque 140 ont été pris à Minerve et 400 le seront à Lavaur) les pays non encore touchés par la guerre devenaient les centres d'une résistance cathare d'autant plus active que les cruautés commises par les croisés exaltaient encore davantage dans le peuple la sympathie pour l'Église persécutée.

Pour frapper l'hérésie, il fallait donc, d'abord et surtout, abattre le comte de Toulouse.

II - LE COMTE DE TOULOUSE

Dès septembre 1209, les légats Milon et Hugues évêque de Riez, adressent à Innocent III un réquisitoire contre Raymond VI, lequel, disent-ils, n'a respecté aucun des engagements qu'il avait pris envers l'Église lors de sa réconciliation à Saint-Gilles. Or, ces engagements, en particulier ceux qui concernent l'indemnisation des abbayes spoliées et la destruction de fortifications, étaient difficiles à tenir. Le comte part lui-même plaider sa cause, et après être passé par Paris, où il fait confirmer la suzeraineté du roi sur ses domaines et où il est traité avec honneur, il arrive à Rome en janvier 1210 et obtient une audience du pape.

Milon (qui peu après mourra subitement à Montpellier) écrit au pape, au sujet du comte: "Défiez-vous de cette langue habile à distiller le mensonge et l'outrage". Le comte, en effet, proteste auprès d'Innocent III de la pureté de sa foi catholique, et accuse les légats de s'acharner contre lui par ressentiment personnel. "Raymond, comte de Toulouse (écrit le pape aux archevêques de Narbonne et d'Arles et à l'évêque d'Agen), s'est présenté devant nous, nous a porté ses plaintes contre les légats, qui l'ont fort maltraité quoiqu'il eût déjà rempli la plupart des obligations auxquelles maître Milon, notre notaire, de bonne mémoire, l'avait assujetti..." Il est probable que le pape dut traiter le comte avec certains ménagements, car le même P. des Vaux de Cernay écrit: "Le seigneur pape pensait que, tourné au désespoir, le dit comte attaquerait plus cruellement et plus ouvertement l'Église80..."

Le pape cherchait sans doute, soit par l'intérêt, soit par la crainte, à attirer Raymond VI dans le camp des alliés de l'Église. Il n'est pas improbable qu'il n'ait également éprouvé pour ce grand seigneur brillant et cultivé quelque sympathie personnelle. Mais il n'était certainement pas homme à orienter sa politique sur ses sympathies ou antipathies. Dans ses lettres aussi bien aux évêques qu'à l'abbé de Cîteaux il présente son indulgence relative à l'égard du comte comme une ruse destinée à assoupir la méfiance de l'adversaire. Comme il avait jadis envoyé Milon, il envoie maître Thédise pour servir d'adjoint à Arnaud-Amaury, et écrit à ce dernier: "Il (Thédise) sera comme un hameçon que vous emploieriez pour prendre le poisson dans l'eau, auquel il est nécessaire, par un prudent artifice, de cacher le fer qu'il a en horreur..." (le fer étant l'abbé de Cîteaux lui-même81).

Arnaud-Amaury ne se tiendra pas pour battu, loin de là; puisque le pape lui recommande de permettre au comte de se justifier canoniquement et de le condamner au cas où il s'y refuserait, il faut ne pas laisser à Raymond VI la possibilité de se justifier. "Maître Thédise était un homme avisé et prudent, très zélé pour l'affaire de Dieu. Il désirait ardemment trouver un moyen légal de ne pas admettre le comte à prouver son innocence. Car il voyait bien que si on autorisait le comte à se disculper et qu'il pût y parvenir en usant de ruse ou en alléguant des faussetés, toute l'œuvre de l'Église en ce pays serait ruinée82". On ne peut mieux dire. Cet aveu formel de mauvaise foi montre quel danger le comte représentait aux yeux des légats.

Raymond VI est donc appelé à se justifier devant un concile réuni à Saint-Gilles, sous un délai de trois mois. Il doit prouver qu'il n'est pas coupable d'hérésie, et qu'il n'a pas participé au meurtre de Pierre de Castelnau. Or, comme les deux choses ne devaient pas être difficiles à prouver, on refusa de l'entendre sous prétexte qu'il n'a pas tenu ses engagements sur d'autres points moins importants (à savoir, qu'il n'a pas chassé les hérétiques de ses terres, qu'il n'a pas licencié ses routiers, ni aboli les péages dont on lui faisait grief), et que, se trouvant parjure sur des questions secondaires, il ne saurait être cru sur les principales. Le prétexte ne tenait pas très bien debout et du reste il importait peu. Le comte, cependant, montrait beaucoup de bonne volonté, protestait de son entière soumission et ne demandait qu'à être jugé dans les formes; juridiquement, le droit était si bien de son côté que le pape lui-même doit, d'assez mauvaise grâce, le reconnaître, quand il écrit à Philippe-Auguste: "Nous savons que le comte ne s'est pas justifié, mais nous ignorons si c'est par sa faute..."

Raymond essaie encore de traîner, de s'entendre avec Simon de Montfort; à la fin de janvier 1211 il rencontre le nouveau vicomte à Narbonne, en présence du roi d'Aragon et de l'évêque d'Uzès. Pierre II tente de jouer le rôle du médiateur, accepte enfin, des mains de Simon, l'hommage qu'il avait si longtemps différé; plus tard même il conclura un accord de mariage entre son fils Jacques, âgé de quatre ans, et la fille de Montfort, Amicie, et confiera à Simon la garde de l'enfant. En même temps il donne sa sœur Sancie en mariage au fils du comte de Toulouse, Raymond (son autre sœur, Éléonore, étant déjà l'épouse de Raymond VI, le jeune Raymond devenait! le beau-frère de son père).

Pierre II tente d'amadouer Simon de Montfort, espérant peut-être lui faire comprendre que son intérêt, en tant que vicomte de Béziers, serait de vivre en bonne intelligence avec ses voisins. Il montre en même temps son attachement à la maison de Toulouse, pensant mettre ainsi Raymond VI à l'abri des foudres de l'Église: l'affaire albigeoise est loin d'être l'unique préoccupation du pape, et le roi d'Aragon est, en Espagne, le grand champion de la chrétienté contre les Maures.

Les négociations se poursuivent. Le comte n'entend pas renoncer à son attitude de fils obéissant de l'Église. Les légats ne peuvent indéfiniment l'empêcher de prouver son innocence; et ils sont pressés: il leur faut, avant l'arrivée de nouveaux renforts de croisés, forcer la main à cet adversaire qui commence à faire figure de juste persécuté.

Ils y parviendront: à Arles, où se tient un concile (ce concile n'est mentionné que par Guillaume de Tudèle), Raymond VI se voit remettre, de la part des légats, une sorte d'ultimatum qui lui signifie les conditions qu'il doit remplir pour obtenir le pardon des crimes dont il se proclame innocent. Ces conditions sont telles que certains historiens ont pu les tenir pour une invention romanesque du chroniqueur. Celui-ci, d'ailleurs, raconte que Raymond VI et le roi d'Aragon ont dû attendre dehors, dans le froid, "en plein vent", la communication de la charte élaborée par les légats. Un tel manque de respect à l'égard d'aussi puissants seigneurs est-il vraisemblable? Mais Arnaud-Amaury a très bien pu chercher à exaspérer l'adversaire par tous les moyens. Ce qu'on sait du caractère de cet homme le montre violent et très peu enclin à respecter les autorités laïques.