Le comte se fait lire à haute voix le document, puis dit au roi: "Venez ça, sire roi, et écoutez cette charte et l'étrange commandement auquel les légats me mandent d'obéir". Le roi dit: "Voilà qui a besoin d'être amélioré, par le Père tout-puissant83". C'était le moins qu'on pouvait dire. Cette charte ordonnait au comte, bien entendu, de chasser les routiers, de ne plus protéger les Juifs et les hérétiques, de livrer ces derniers "dans le délai d'un an"; et, en outre, le comte et ses barons et chevaliers ne doivent pas manger "plus de deux sortes de viandes", ils ne doivent pas vêtir "d'étoffes de prix, mais de grossières capes brunes", ils doivent détruire entièrement leurs châteaux et leurs forteresses, ne plus habiter en ville, mais seulement à la campagne, "comme les vilains"; ils ne devront opposer aucune résistance aux croisés si ces derniers les attaquent, et de plus le comte devra passer la mer et rester en Terre Sainte aussi longtemps que cela plaira aux légats. Les conditions de ce traité sont telles qu'on pourrait presque suspecter le comte de les avoir inventées lui-même pour justifier sa rupture avec les légats - s'il avait eu intérêt à cette rupture; mais il est évident qu'il cherchait au contraire à l'éviter par tous les moyens.
Pierre des Vaux de Cernay ne parle pas de cette charte, mais prétend que le comte qui, "comme les Sarrasins, croyait au vol et au chant des oiseaux et autres présages84", serait parti brusquement, troublé par un présage de mauvais augure, ce qui cadre fort mal avec le caractère du personnage. Le panégyriste de la croisade ne veut pas rejeter sur les légats la responsabilité de ce départ brusqué, qui pourtant ne s'explique que par une provocation de leur part.
Donc, après avoir lu la charte, le comte, "sans saluer les légats", part pour Toulouse, la charte à la main, et la fait lire partout "pour que la connaissent clairement chevaliers, bourgeois et prêtres qui chantent la messe". C'est la déclaration de guerre. Les légats excommunient le comte et livrent (par décret) ses domaines au premier occupant (6 février 1211). Ils rejettent sur lui la faute de la rupture des négociations, et le 17 avril le pape confirme la sentence d'excommunication.
Or, le comte, malgré son mouvement d'humeur et malgré la publicité qu'il donne à l'outrage dont il a été victime, n'a toujours aucune envie de se battre; c'est, décidément, un souverain pacifique, et après tout il est difficile de le blâmer d'avoir voulu à tout prix éviter à son peuple les malheurs de la guerre. Jusqu'au dernier moment il essaiera d'arranger les choses; son inlassable bonne volonté a dû exaspérer les légats plus que ne l'eût fait une politique agressive.
Simon de Montfort continue sa conquête méthodique des domaines des Trencavel. L'imprenable château de Cabaret se rend avant d'avoir été assiégé. Maître de Cabaret, Simon marche sur Lavaur avec un nouveau et important renfort de croisés; cette place, ville fortifiée portant le nom de château, est prise après un siège long et pénible. Lavaur est défendu par Aimery de Montréal, frère de la châtelaine. Guiraude de Laurac est la fille de la célèbre parfaite Blanche de Laurac, et une des plus nobles dames du pays, une personne très respectable, une de ces veuves "croyantes" qui consacrent leur vie à la prière et aux bonnes œuvres; elle est plus connue encore par sa charité que par son zèle pour l'Église cathare.
Lavaur se défendit héroïquement, pendant plus de deux mois, et fut pris d'assaut, ses murailles démantelées par le tir des machines et le travail des sapeurs; Aimery de Montréal, qui s'était au début rallié à Montfort, fut pendu comme traître, avec 80 de ses chevaliers; le gibet dressé en hâte s'étant écroulé, une partie de ces malheureux furent simplement égorgés. Ces seigneurs soumis par la force, et qui profitaient de la première occasion pour secouer le joug de l'envahisseur, excitaient la haine toute particulière de Simon, qui ne semblait guère voir de différence entre le serment de fidélité que lui prêtaient ses petits vassaux de Chanteloup ou de Grosrouvre et une soumission extorquée par la peur à des vaincus. Aimery de Montréal, premier seigneur du Lauraguais, s'était par deux fois rallié à Simon. Comme nous l'avons dit plus haut, les croisés n'étaient pas, pour les gens du Midi, des adversaires qu'ils pussent estimer, et les chevaliers occitans ne se soumettaient, le plus souvent, que dans l'intention de mieux prendre leur revanche. Mais Simon de Montfort avait sa façon à lui de comprendre la loyauté. "Jamais dans la chrétienté si haut baron ne fut pendu avec tant d'autres chevaliers à ses côtés85".
Dans la ville de Lavaur se trouvaient quatre cents parfaits, hommes et femmes; c'est du moins ce que l'on peut supposer, étant donné le fait que quatre cents personnes y furent brûlées comme hérétiques, après l'entrée des croisés dans la ville. Ce nombre est surprenant; pourtant, il paraît témoigner surtout de la bonté et du courage de Guiraude, la châtelaine de Lavaur, qui n'avait pas craint de faire de sa forteresse le lieu de refuge des bons hommes. Cette grande dame devait payer cher son dévouement: au mépris de toutes les lois de la guerre et de la chevalerie, elle fut livrée à la brutalité des soldats qui la traînèrent hors du château pour la jeter dans un puits, où elle fut lapidée et finalement enfouie sous les pierres. "Ce fut deuil et péché, car sachez que jamais personne ne la quitta sans avoir fait un bon repas86".
Les quatre cents hérétiques furent conduits dans le pré devant le château, où le zèle des pèlerins avait rapidement amassé un gigantesque bûcher. Ces quatre cents personnes furent brûlées cum ingenti gaudio, et montrant un courage que leurs bourreaux attribuèrent à un incroyable endurcissement dans le crime. Ce fut le plus grand bûcher de toute la croisade. Après Lavaur (mai 1211), et après la prise des Cassés, le mois suivant, où soixante hérétiques furent brûlés, les parfaits trouvèrent d'autres refuges que les châteaux forts pour échapper aux persécutions.
Il est à noter que ces hommes, qui montaient au bûcher avec une sérénité qui eût ébranlé la foi d'adversaires moins fanatiques, ne recherchaient nullement le martyre, et faisaient leur possible pour échapper à la mort; on ne les voit pas, comme saint Dominique souhaitait le faire, supplier leurs bourreaux de les torturer et de les mutiler, ce n'étaient pas des exaltés avides de conquérir des "couronnes", mais des lutteurs qui tenaient à la vie pour pouvoir continuer leur apostolat. Ce n'est que tombés au pouvoir de l'ennemi, et sommés de choisir entre l'abjuration et la mort, qu'ils tenaient jusqu'au bout la promesse faite le jour de leur admission dans l'Église des purs. Par ailleurs, on les verra au contraire merveilleusement habiles à se cacher, à dépister les poursuites, ce qui semble prouver que c'est à tort qu'on les a accusés de rechercher le suicide: la croisade leur en fournissait une magnifique occasion, et ils n'en ont jamais profité.
Les quelques centaines d'hommes et de femmes brûlés vifs à Minerve, Lavaur et Cassés (environ six cents) étaient parmi les chefs, les forces agissantes de l'Église cathare. Leurs noms ne sont cités nulle part. On sait que certaines des personnalités qui avaient soutenu les controverses contre saint Dominique et ses amis, tels Sicard Cellerier, Guilhabert de Castres, Benoît de Termes, Pierre Isam, Raymond Aiguilher et d'autres survécurent aux dix premières années de la croisade. S'il y eut des évêques parmi les brûlés de Minerve et de Lavaur, aucun document ne le rapporte. Il est probable que les chefs principaux de cette Église déjà puissamment organisée aient cherche d'autres lieux de refuge que des châteaux forts, places stratégiques toujours visées par l'ennemi et où ils pouvaient trop facilement se trouver pris au piège.