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On comprend donc pourquoi les légats estimaient que, si le comte de Toulouse est autorisé à se disculper, "toute l'œuvre de l'Église en ce pays serait ruinée"; pourquoi Milon écrivait au pape: "Si le comte obtenait de vous la restitution de ses châteaux... tout ce qu'on a fait pour la paix du Languedoc serait annulé. Et alors il aurait mieux valu ne pas commencer l'entreprise que de l'abandonner de cette façon". Ils savaient que l'Église ennemie, galvanisée par le danger, plus combative que jamais, avait transporté ses quartiers en pays toulousain, que le sang de ses martyrs et l'impopularité grandissante des croisés lui redonnaient un prestige nouveau, peut-être jamais encore atteint jusque-là.

De l'activité de l'Église cathare durant ces années terribles nous avons peu de témoignages. Pourtant, les registres de l'Inquisition rapportent des aveux de personnes qui ont assisté à des réunions, à des consolamenta, à des repas présidés par des parfaits, en 1211, en 1215... jusque dans les environs de Fanjeaux qui était le grand centre de la prédication de saint Dominique. Les chroniqueurs de l'époque ne nous racontent pas (et pour cause) de quelle façon les évêques cathares assuraient leur liaison avec leurs diocèses, ce qu'ils prêchaient, comment ils luttaient contre l'Église qui les persécutait. Les aveux arrachés par les inquisiteurs ne nous donnent qu'une idée très vague de leur activité: on les a vus, on les a entendus, on les a parfois aidés. C'est tout. Bien qu'ils eussent, probablement, encouragé leurs fidèles à se défendre, aucune parole incendiaire ou simplement patriotique ne leur est attribuée; de leur éloquence pourtant célèbre rien ne transparaît dans les comptes rendus des procès. Ou bien leurs auditeurs ont su se taire, ou bien les juges n'ont pas jugé bon d'en parler.

On ne voit jamais un parfait jouer un rôle tant soit peu spectaculaire dans les innombrables mouvements de révolte qui surgissaient sans cesse à travers tout le pays. Il n'y aura pas parmi eux de Jeanne d'Arc ni de Savonarole, ces combattants si redoutés par l'Église catholique semblent appliquer à la lettre les paroles d'Isaïe: "Il ne criera pas, n'élèvera point la voix, et ne la fera pas entendre dans les rues... il ne brisera point le roseau cassé..."

De ces hommes qui jouissaient d'un si grand prestige, dont l'ascendant sur les âmes devait être énorme, aucun n'a cherché à se mettre en avant, à brandir la bannière de son Église contre une Église haïe de tous, à entraîner les foules vers quelque contre-croisade vengeresse. On ne peut qu'être surpris par la force d'âme de ces pacifiques entre les pacifiques, qui dans une tentation si terrible ont su rester fidèles à la pureté de leur vocation. Ce n'est certainement pas par peur ni par manque d'énergie qu'ils ont choisi de ne jouer dans le drame sanglant que fut la croisade d'autre rôle que celui de martyrs. Leur force, ils le savaient, n'était pas de ce monde.

Ennemis de la violence, ils ne pouvaient lutter qu'avec des armes spirituelles, bien différentes de celles d'une Église où le spirituel et le temporel étaient si intimement mêlés l'un à l'autre que les meilleurs ne parvenaient plus à les distinguer. La lutte était trop inégale, et à l'heure où un Arnaud-Amaury pouvait se prendre pour une force spirituelle et où saint Dominique, abandonnant la bénédiction pour le bâton, se transformait en pourvoyeur de bûchers, l'Église cathare devenait dans le Midi de la France la seule véritable Église; et les bons hommes, vénérés à l'égal de saints, pouvaient être assurés de la complicité de tout le pays.

Ainsi, en ces années de tourmente, Guilhabert de Castres, fils majeur de l'évêque de Toulouse, puis évêque lui-même, ne cessera de parcourir ses diocèses, de prêcher, d'ordonner de nouveaux parfaits. Des prédicateurs moins connus devaient avoir plus de facilité encore à se déplacer et à exercer leur apostolat. Ils n'étaient jamais trahis. Les chevaliers du pays se faisaient un honneur de les escorter et de les protéger, les bourgeois les cachaient dans leurs maisons, artisans et femmes du peuple se dévouaient pour porter leurs messages et assurer la liaison entre les fidèles.

La croisade ne pouvait triompher que par une conquête totale des terres "hérétiques", et les légats connaissaient trop bien leurs adversaires pour se faire des illusions là-dessus. "Pour la paix du Languedoc", il fallait la guerre à outrance, et ces pacificateurs repousseront toutes les tentatives du comte de Toulouse, qui, même après son excommunication, continuera à leur proposer des arrangements à l'amiable. Simon de Montfort pénètre en juin 1211 sur les terres du Toulousain et c'est le bûcher des Cassés qui inaugurera cette nouvelle étape de la guerre sainte. Telle était l'inextricable situation où l'Église s'était engagée, que chaque victoire devenait une défaite morale qui lui aliénait de plus en plus les cœurs de ceux qu'elle voulait ramener à sa foi.

Le comte s'est retranché dans Toulouse. La grande cité, cœur du pays, foyer de toutes les résistances, est depuis longtemps l'objectif visé par les légats: ce n'est pas pour rien que Raymond VI, dans les offres de paix qu'il vient de leur faire, a proposé de remettre entre leurs mains tous ses États, sauf la cité de Toulouse. Maître de Toulouse, il reste toujours le maître du pays qui, même provisoirement occupé par l'ennemi, finirait par se regrouper autour de sa capitale intacte et de son souverain légitime. Simon de Montfort marchera donc sur Toulouse.

La croisade possède un allié terrible dans la place. L'évêque Foulques est non seulement un partisan farouche des mesures les plus radicales; c'est un ambitieux qui cherche à occuper dans la ville et dans tout l'évêché cette première place dont le comte excommunié s'est rendu indigne. Durant toute la croisade, on le verra agir comme si Toulouse lui appartenait en propre et comme s'il se considérait comme le maître des corps aussi bien que des âmes des Toulousains. Son fanatisme est notoire; il a, du reste, hautement encouragé la mission de saint Dominique, et déjà, depuis 1209, il a créé dans son diocèse un foyer de prédication catholique et s'est signalé par son zèle pour la recherche et le châtiment des hérétiques.

La grande cité, où les hérétiques étaient si vénérés que l'on voyait des chevaliers descendre de cheval, en pleine rue, en rencontrant un évêque cathare (comme le fit, en 1203, Olivier de Cuc devant l'évêque Gaucelm), comptait également beaucoup de catholiques: tout comme les grandes villes italiennes de l'époque, Toulouse était sans cesse en proie à des luttes intestines, sans gravité réelle du reste, mais où les clans rivaux s'affrontaient et se défiaient, les uns prenant parti pour le comte, les autres pour les consuls, les autres pour l'évêque. Toulouse jouait dans la vie de son pays le rôle que Paris devait jouer dans la vie de la France quelques siècles plus tard; plus qu'une ville, un monde, un symbole, un centre de rayonnement, la tête et le cœur de la province. Toutes les tendances, tous les mouvements y étaient représentés, tous y jouissaient du droit de cité dans une liberté souvent orageuse, mais réelle. Foulques de Marseille, le jour où il y fut nommé évêque, eut quelque mal à se faire accepter de ses nouveaux paroissiens. Mais, homme éloquent et énergique, il eut vite fait de grouper autour de lui la population catholique de la cité et, cinq ans après sa nomination, il était, dans Toulouse, une véritable puissance, non en vertu de son mandat d'évêque, mais par son influence personnelle.

"L'évêque Foulques (dit Guillaume de Puylaurens) qui avait grandement à cœur d'empêcher que tous les habitants de Toulouse fussent exclus de toute participation aux indulgences accordées aux étrangers (c'est-à-dire aux croisés), résolut de les attacher à la cause de l'Église par une pieuse institution87..." Cette pieuse institution n'est autre chose qu'une confrérie de catholiques militants chargés d'une activité ouvertement terroriste: les membres de cette confrérie, surnommée la Confrérie blanche (ils portaient une croix blanche sur leur poitrine), sévissaient contre les usuriers (les Juifs) et les hérétiques de la ville et détruisaient leurs maisons "après les avoir pillées". Les victimes de ces attentats se défendirent et "crénelèrent leurs demeures", et dès lors, dit l'historien, "la division régna dans la ville". Il se forma une autre confrérie, destinée à lutter contre la Confrérie blanche et qui s'appela de ce fait Confrérie noire. "Chaque jour, on se rencontrait les armes à la main, bannières déployées, et même avec de la cavalerie. Par le moyen de l'évêque, son serviteur, le Seigneur était venu pour mettre entre eux, non une mauvaise paix, mais un bon glaive88".