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Puis, au printemps 1212, avec l'arrivée de nouveaux contingents de croisés du Nord, la situation change et Simon de Montfort reprend l'avantage; et, à partir de Pâques, il commence à enlever les châteaux qui lui ont été pris, l'un après l'autre.

Mais malgré l'importance de ces troupes de pèlerins parmi lesquels on voit l'archevêque de Rouen, l'évêque de Laon, l'archidiacre de Paris, Guillaume; des Allemands de Saxe, de Westphalie, de Frise, avec les comtes de Berg, de Juliers, Englebert, prévôt de la cathédrale de Cologne et Léopold IV d'Autriche, la croisade commence de plus en plus à prendre l'allure d'une guerre de conquête au bénéfice de Simon de Montfort. Avec ses troupes temporaires, Simon entreprend la conquête de l'Agenais (terre du roi d'Angleterre que Raymond VI tient en dot de sa quatrième femme Jeanne Plantagenet), assiège Penne d'Agenais qui capitule après un siège d'un mois, le 25 juillet; prend Marmande, marche sur Moissac qui résiste énergiquement, puis capitule à son tour. La campagne d'été terminée, les croisés de Montfort, après avoir ravagé les environs de Toulouse, se retirent à Pamiers pour les quartiers d'hiver.

Pour Simon, comme pour les légats, une nouvelle étape est franchie: comme les années précédentes, le talent militaire du chef de la croisade, et les troupes de pèlerins guerriers que les pays du Nord lui envoient périodiquement ont réussi à triompher des résistances locales. Mais cette fois-ci, les résultats acquis sont d'une importance telle que Simon peut se croire le maître du Languedoc tout entier: plus d'adversaires sur le terrain. Les comtes de Foix et de Toulouse se sont retirés à la cour du roi d'Aragon, où ils préparent leur revanche; bourgeois et seigneurs ont de nouveau prêté serment au vainqueur - à part les faidits dont les biens viennent fort heureusement récompenser le dévouement des chevaliers français, - les évêques du pays sont peu à peu remplacés par de fidèles exécutants des ordres du pape; Toulouse n'est pas encore réduite, mais Simon espère bien en venir à bout au printemps prochain. Et il songe déjà à organiser sa conquête.

Les statuts de Pamiers montrent que Montfort se considère d'ores et déjà seigneur légitime du Languedoc. Il convoque à Pamiers une assemblée, sorte d'États généraux où sont conviés évêques, nobles et bourgeois, en principe seulement car, en fait, ce sont les évêques qui dominent et de loin. Par contre, les légats sont absents. Ceci montre que Simon de Montfort cherche à s'assurer l'appui de l'Église du pays, mais tient plutôt à se libérer de la tutelle des légats qui tendent trop à lui rappeler que toute l'affaire a été entreprise pour le compte de l'Église et à des fins "spirituelles". Simon s'est déjà à moitié brouillé avec l'abbé de Cîteaux, lequel, élu archevêque de Narbonne, s'est fait également accorder le titre de duc et a reçu l'hommage direct du vicomte Aimery.

Par les "statuts" élaborés à Pamiers, Simon accorde à l'Église des avantages matériels considérables: protection des biens et des privilèges, confirmation des dîmes et des redevances, libération de certains impôts (taille), justice d'Église pour tous les clercs, etc. Par contre - et c'est là une mesure explicable par l'irritation que devait lui causer l'abbé de Cîteaux, - il n'accorde aux prélats aucune part dans le gouvernement du pays. C'est à lui seul, et à son équipe de chevaliers français, que reviendra en fait le pouvoir.

Substitués aux seigneurs du pays, hérétiques ou simplement dépossédés, les compagnons de Simon de Montfort sont appelés à devenir l'aristocratie, la classe dirigeante; des fiefs importants leur sont distribués, et en revanche ils s'engagent à servir le comte (Montfort) dans toutes ses guerres, à ne pas quitter le pays sans son congé, à ne pas prolonger leurs absences au-delà du délai fixé, à n'amener à l'ost, pendant vingt ans, que des chevaliers français; les veuves ou héritières possédant château ne pourront (pendant six ans) se marier sans la permission du comte, sauf avec des Français. Enfin, les héritiers hériteront "selon la coutume et l'usage de France autour de Paris". Simon envisage donc une véritable entreprise de colonisation du pays conquis, ou du moins l'élimination progressive de la noblesse locale et son remplacement par une noblesse venue de France. Sa rancune contre la chevalerie occitane est tenace et d'ailleurs justifiée. En militaire, il vise surtout à l'élimination de la classe qui, dans le pays, détient le pouvoir militaire.

Il ne semble pas se préoccuper outre mesure des hérétiques, et n'institue aucune organisation spéciale chargée de les poursuivre. Cette tâche, selon lui, incombe à l'Église. Du reste, ce croisé ne semble plus voir dans l'hérésie qu'un prétexte pour dépouiller les seigneurs qui lui sont hostiles ou dont il convoite les biens. Cependant, jusqu'au bout il proclamera - en toute bonne foi sans doute - qu'il combat pour la cause du Christ.

Enfin, les statuts de Pamiers prévoient une série de mesures destinées à améliorer la condition du petit peuple, et à le protéger contre l'arbitraire des seigneurs; mesures généreuses, mais quelque peu démagogiques parce que difficilement applicables dans un pays en guerre: la promesse d'impôts moins lourds et d'une justice plus équitable était une faible compensation pour les dommages subits par les campagnes, les taxes de guerre et le renforcement de l'impôt ecclésiastique. Dans tous les cas, Simon prend au sérieux son rôle de législateur, et dans un pays hostile, à moitié conquis et où il se maintient à grand-peine, il semble déjà s'installer pour des siècles.

En fait, le comte de Toulouse est toujours le maître légal du pays, et en septembre 1212 le pape avait déjà écrit à ses légats pour demander pourquoi le comte n'a pas été admis à se justifier, si son crime a bien été prouvé, et s'il est bien établi qu'on a le droit de le dépouiller en faveur d'un autre. Il est à supposer que cette lettre est moins une preuve de l'esprit d'équité d'Innocent III que le résultat de la diplomatie du comte de Toulouse, qui, par l'intermédiaire du roi d'Aragon, tente de déconsidérer la croisade aux yeux du pape lui-même.

Après trois ans de guerre, des succès militaires certains, et l'anéantissement apparent de la résistance armée dans les pays hérétiques, le pape semble soudain se désintéresser d'une affaire si bien commencée, déclare la croisade terminée du moins provisoirement, et reproche aux légats et surtout à Simon de Montfort leur zèle exagéré et d'ailleurs inutile: "Des renards détruisaient dans la Province (le Languedoc) la vigne du Seigneur. On les a capturés... Aujourd'hui il s'agit de parer à un danger plus redoutable90..."

En fait, le grand adversaire de la croisade n'est plus Raymond-Roger Trencavel ni même le comte de Toulouse; c'est Pierre II d'Aragon, le chef de la croisade contre les Maures, le tout récent vainqueur de Las Navas de Tolosa91, le champion de la chrétienté contre l'Islam.

Pour devenir maîtres du Languedoc, Montfort et les légats ont encore une étape décisive à franchir: le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils sont loin d'être sûrs de triompher. Battu par le très catholique Pierre II, Simon n'eût plus été qu'un aventurier et un usurpateur, et le pape lui-même, quelle que fût sa haine pour l'hérésie, eût sans doute été obligé de s'incliner devant le fait accompli et de laisser au roi d'Aragon le soin de persécuter les hérétiques dans des États qu'il eût pris ainsi sous sa protection.

D'ailleurs, en janvier 1213, Pierre II ne souhaitait nullement en venir à l'action armée, il croyait que son prestige suffirait pour en imposer au pape et à Montfort. Couvert de gloire après sa brillante victoire sur les Maures, ce vaillant guerrier estimait, non sans raison, que le pape lui devait une considération toute particulière; et au moment où il intervenait en faveur de son beau-frère le comte de Toulouse, il ne s'attendait sans doute pas à voir Innocent III lui écrire, cinq mois plus tard: "Plût à Dieu que ta sagesse et ta piété se fussent accrues en proportion (de ta renommée)! Tu as mal agi envers toi-même comme envers nous92..."