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Le roi d'Aragon, suzerain direct des vicomtes Trencavel, des comtes de Foix et de Comminges pour une partie de leurs terres, considérait depuis longtemps la croisade comme une entreprise qui le lésait dans ses droits. Au siècle précédent les comtes de Toulouse ont dû maintes fois défendre leur indépendance contre les prétentions de l'Aragonais: même en pleine croisade, des vassaux du vicomte de Béziers, tout en cherchant l'appui de Pierre II, avaient hésité à lui livrer les places fortes qu'il demandait et avaient préféré se soumettre à Montfort. Mais les cruautés et l'humeur tyrannique du nouveau venu eurent vite fait de tourner les sympathies des seigneurs et des bourgeois occitans vers leur puissant voisin d'au-delà des Pyrénées.

Quelles que fussent ses prétentions, le roi d'Aragon ne pouvait qu'apparaître comme un sauveur s'il parvenait à chasser les Français. "Les peuples de Carcassonne, de Béziers et de Toulouse, écrira plus tard le roi Jacques I, vinrent trouver mon père (Pierre II) et lui dirent qu'il pouvait devenir le seigneur de ces pays, si seulement il voulait les conquérir93..." En effet, déjà en 1211 les consuls de Toulouse avaient adressé au roi un appel, sous forme d'une lettre où ils se plaignaient des méfaits des croisés, et suppliaient ce prince d'intervenir pour défendre un pays si proche du sien: "Lorsque le mur du voisin brûle, il y va du tout94..." Pierre II est catholique, et a même persécuté et brûlé des hérétiques sur ses terres. Mais barons, consuls et bourgeois prétendent tous être d'excellents catholiques et jurent qu'il n'y a plus d'hérétiques dans leur pays.

Le comte de Toulouse, d'accord avec ses vassaux les comtes de Foix et de Comminges, avait décidé de jouer sa dernière carte: l'alliance du roi les mettait tous sous la dépendance directe de l'Aragon; du moins pouvait-elle leur permettre de chasser l'envahisseur étranger.

En attendant, Pierre II prenait fait et cause pour le Languedoc opprimé et ravagé; et même si son désir d'aider ses beaux-frères n'était pas désintéressé, il ne faut pas oublier que ce roi féodal se sentait grandement atteint dans son honneur par les vexations que l'on faisait subir à ses vassaux; et que la solidarité familiale et nationale pouvait le pousser à défendre l'héritage de ses sœurs et une terre dont il parlait la langue et admirait les poètes.

Ses ambassadeurs, avec l'évêque de Ségovie à leur tête, avaient entrepris de prouver au pape que l'hérésie était vaincue et que les légats, de concert avec Simon de Montfort, attaquaient à présent des terres qui n'avaient jamais été suspectes d'hérésie, et utilisaient la croisade dans des buts de conquête et pour leurs intérêts personnels et que, de plus, en s'attaquant à des vassaux du roi d'Aragon, ils empêchaient ce dernier de poursuivre la croisade qu'il avait entreprise contre les Maures et qui avait déjà donné de si bons résultats. D'ailleurs, préoccupé par sa guerre contre les infidèles, le roi espérait, en arrêtant la croisade contre les hérétiques, attirer en Espagne le flot de croisés qui se déversait chaque année sur le Midi de la France, et dont il avait pu apprécier la force combative.

Le pape, d'abord influencé par les émissaires du roi, avait écrit à Simon de Montfort une lettre des plus sévères: "L'illustre roi d'Aragon nous fait remontrer... que non content de t'être élevé contre les hérétiques, tu as porté les armes des croisés contre des populations catholiques; que tu as répandu le sang des innocents et envahi à leur préjudice les terres des comtes de Foix et de Comminges et de Gaston de Béam, ses vassaux, quoique les peuples de ces terres ne fussent nullement suspects d'hérésie... Ne voulant donc pas le (le roi) priver dans ses droits ni le détourner de ses louables desseins, nous t'ordonnons de restituer à lui et à ses vassaux toutes les seigneuries que tu as envahies sur eux, de crainte qu'en les retenant injustement on ne dise que tu as travaillé pour ton propre avantage, et non pour la cause de la foi95..." Les indulgences octroyées aux pèlerins qui prennent la croix contre les hérétiques sont annulées et "transportées aux guerres contre les païens ou au secours de la Terre Sainte".

Pendant que le pape écrivait ses lettres, les légats tenaient un concile à Lavaur, où le roi, invité à présenter la défense du comte de Toulouse, se voit lui-même menacé d'excommunication par Arnaud-Amaury. Pour la cause de l'Église dans le Languedoc il importe à tout prix de ne laisser aucune possibilité au comte de rentrer dans ses droits, en principe ni en fait; les légats préfèrent courir le risque - pourtant terrible - d'une guerre contre le roi d'Aragon.

À lire leurs lettres, les comptes rendus des conciles et la chronique de P. des Vaux de Cernay, il semble que la vie même de l'Église dans le Midi dépend de l'élimination du comte de Toulouse. C'est que, mieux informés de la situation que le pape et que le roi d'Aragon, ils savent que cet homme en apparence pacifique, conciliant, prêt à toutes les soumissions, est bien, pour l'Église, le "lion rugissant" dont ils parlent dans leurs lettres; leur acharnement ne s'explique que par la connaissance qu'ils ont du caractère du comte, et ils l'ont mieux jugé que ne l'ont fait la plupart des historiens des siècles suivants. Ce "protecteur des hérétiques" était fermement décidé à le rester jusqu'au bout, contre vents et marées: qu'il ait agi ainsi par sympathie personnelle, ou plus vraisemblablement par esprit de justice, Raymond VI représentait pour les hérétiques une garantie de sécurité, un appui sûr. Là-dessus il ne fléchira jamais. Ce "faible" semble n'avoir été qu'un diplomate souple, réaliste, extrêmement tenace et difficile à intimider. Raymond VI comprenait peut-être mieux que personne que l'Église était une puissance pratiquement invincible, contre laquelle on ne pouvait lutter que par une soumission aussi spectaculaire que possible. Il ne renoncera à cette attitude de soumission que le jour où ses peuples catholiques verront dans sa cause la cause de Dieu et du bon droit.

III - LE ROI D'ARAGON

Ayant entraîné le roi d'Aragon dans une entreprise qui, au grand scandale de l'opinion publique, faisait du très catholique Pierre II le protecteur de l'hérésie, le comte de Toulouse pouvait espérer, non sans raison, que la guerre qu'on lui faisait changerait enfin de visage; une "guerre sainte", menée contre une hérésie dont les belligérants eux-mêmes semblaient ne plus se soucier, deviendrait une pure et simple guerre de conquête, menée par un aventurier sans scrupules sur une terre chrétienne et entretenue par quelques prélats ambitieux.

Le pape a pu un instant balancer. Détrompé par les légats qui n'ont pas craint, il faut le croire, de noircir le tableau pour se justifier, Innocent III fait volte-face, morigène l'orgueilleux roi d'Aragon comme un enfant indiscipliné, et ajoute (lettre du 21 mai 1213): "Tels sont les ordres auxquels Ta Sérénité est invitée à se conformer exactement, faute de quoi... nous serions obligés de te menacer de l'indignation divine et de prendre contre toi des mesures qui te causeraient un grave et irréparable détriment".

Pierre II, offensé, peut-être outré de l'ingratitude d'un pape qu'il a toujours si fidèlement servi (et d'autant plus mécontent qu'Innocent III a refusé de donner suite au procès de divorce qu'il avait engagé contre sa femme, Marie de Montpellier), ne tient aucun compte de cette menace. Il a déjà commencé ses préparatifs de guerre, sachant bien que Montfort ne peut être réduit que par la force. À Toulouse, où il concentre ses troupes, il reçoit la lettre du pape, promet pour la forme d'obéir, mais ne songe pas à abandonner ses alliés.