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Les forces du roi d'Aragon, unies à celles des barons occitans, sont très supérieures à celles de Montfort et, dans sa sagesse d'homme de guerre, Pierre II doit se dire qu'en fin de compte, c'est toujours le vainqueur qui a raison. "Il a mandé, dit la "Chanson", toute la gent de sa terre, si bien qu'il a rassemblé grande et belle compagnie. À tous, il a déclaré qu'il veut aller à Toulouse combattre la croisade qui dévaste et détruit toute la contrée. Le comte de Toulouse lui a demandé merci, que sa terre ne soit ni brûlée ni ravagée, car il n'a tort ni faute envers personne au monde96".

Pierre II retourne donc à Barcelone où il lève une armée de mille chevaliers; les meilleurs guerriers d'Aragon et de Catalogne participeront à cette campagne. Il faut croire que le roi, qui est un "glorieux" (comme on dirait au XVIIe siècle), voit dans cette guerre autre chose qu'une occasion de mettre la main sur le Languedoc; c'est la gloire de la chevalerie occitane humiliée par les Français du Nord que le roi et ses chevaliers vont défendre, la liberté de leurs frères et la cause de "Parage" - "courtoisie" en langue d'oc. Ce mot, dont le sens, comme celui de tant d'autres, s'est singulièrement affaibli et rétréci avec les siècles, évoquait à l'époque les plus hautes valeurs morales de la société laïque: le plus grand éloge que l'amant le plus exalté pût faire de sa dame était de dire qu'elle est "courtoise"; et les chevaliers que le continuateur de Guillaume de Tudèle fait parler, dans sa "Chanson", invoquent sans cesse "Parage" à l'égal d'une divinité.

Les chansons des troubadours rendent compte de cet état d'esprit. Qu'il l'ait voulu ou non, c'est bien pour l'existence d'une civilisation, d'une tradition nationale que le roi luttait. "...Alors, dames et amants pourront recouvrer la joie qu'ils ont perdue", chante Raymond de Miraval en faisant des vœux pour la victoire de Pierre II. On se demande ce que viennent faire les dames et leurs amants dans cette sanglante aventure et il est évident qu'il s'agit là de bien autre chose que de familles séparées et de chevaliers condamnés à l'exiclass="underline" c'est tout un mode de vie qui est menacé de destruction, un mode de vie où l'amour courtois, avec ses fastes, ses raffinements, sa mystique audacieuse et son héroïque démesure, servait de symbole aux aspirations d'une société avide de liberté spirituelle.

Selon G. de Puylaurens97, Simon de Montfort aurait, la veille de la bataille de Muret, intercepté une lettre du roi d'Aragon à une noble Toulousaine, lettre dans laquelle le roi affirmait qu'il n'était venu chasser les Français que pour l'amour d'elle. Si cette lettre n'était pas - comme le croit Moline de Saint-Yon dans son Histoire des comtes de Toulouse - adressée par Pierre II à une de ses sœurs (le roi, en bon féodal, prenait à cœur les intérêts de sa famille et n'en faisait nul mystère), un détail de ce genre ne constituerait pas uniquement une preuve de la frivolité du roi d'Aragon: selon les lois de la tradition courtoise, c'était un honneur pour un chevalier que de pouvoir faire à la dame de ses pensées l'hommage d'une grande action accomplie en son nom. Et, en supposant même que les intentions secrètes de Pierre II n'aient pas été purement chevaleresques, ce qui nous intéresse, c'est l'atmosphère dans laquelle se déroulaient les préparatifs de cette campagne; et il est certain que, tant dans l'entourage du roi d'Aragon que dans le camp de ses alliés, les combattants avaient conscience de lutter pour une belle cause, pour "Parage", pour la civilisation (bien que le mot soit anachronique) contre la barbarie des gens du Nord. Il faut avouer que Simon de Montfort ne donnait pas à ses adversaires une bien flatteuse idée des qualités morales de la chevalerie française; mais, ce qui est significatif, c'était l'Église catholique qui se trouvait à présent dans le camp des barbares.

Quand, effrayés par l'importance de l'armée qui se préparait à marcher sur eux, les évêques qui accompagnent Montfort tenteront de négocier, le roi refusera de les recevoir, déclarant que des prélats escortés d'une armée n'ont nul besoin de sauf-conduits: il ne pouvait leur faire sentir plus clairement le mépris que lui inspirait cette guerre qui prétendait sans cesse profiter de son équivoque "sainteté". Il n'avait pas engagé tous ses biens et amené devant Toulouse la fleur de sa chevalerie pour s'entendre dire qu'en combattant Simon de Montfort, il combat le Christ en personne.

C'était pourtant ce que croyaient, ou voulaient croire, ses adversaires. Montfort lui-même est intimidé, car en ce moment - septembre 1213 - il ne dispose, en plus de sa vieille garde, que d'assez faibles renforts amenés par les évêques d'Orléans et d'Auxerre; et l'armée coalisée compte plus de 2000 chevaliers, plus environ 50000 fantassins recrutés surtout dans le Languedoc, routiers et milices de citadins, en particulier des Toulousains et des Montalbanais.

Entré à Toulouse en triomphateur, acclamé, fêté, Pierre II se prépare à marcher sur Montfort et va planter ses bannières devant Muret, "château noble, mais d'ailleurs assez faible et qui, malgré ses minces fortifications, était défendu par 30 chevaliers et quelques gens de pied de Montfort" (P. des Vaux de Cernay). Le siège commence le 30 août: Montfort, informé, accourt, à la tête de ses troupes. En route, sentant la gravité de l'heure, il s'arrête à l'abbaye cistercienne de Bolbonne et consacre son épée à Dieu: "Ô bon Seigneur! Ô bénin Jésus! Tu m'as choisi, bien qu'indigne, pour conduire ta guerre. En ce jour, je prends mes armes sur ton autel, afin que, combattant pour toi, j'en reçoive justice en cette cause98". Manifestation de piété bien opportune: à défaut de confiance en sa force numérique, son armée avait besoin de l'exaltation que donne la certitude de se battre pour Dieu.

Mais, comme nous l'avons vu, les évêques (ceux d'Orléans et d'Auxerre et Foulques, l'évêque fugitif de Toulouse, à présent compagnon inséparable des croisés) n'espèrent guère de miracle et tentent de fléchir le roi, après avoir solennellement re-excommunié leurs adversaires (parmi lesquels le roi d'Aragon n'est pas nommément cité). C'est Montfort qui coupe court aux pourparlers, sachant qu'ils n'aboutiront à rien.

Le 12 septembre, la bataille est livrée. Simon sait que son armée ne peut courir le risque d'être encerclée et, refoulé dans le château de Muret, il lui faut tenter de diviser les adversaires par une attaque foudroyante. "...Si nous ne pouvons pas les éloigner des tentes, nous n'avons qu'à fuir tout droit99", dit-il à son conseil de guerre.

Or, les alliés avaient solidement établi leur camp sur les hauteurs qui dominent la plaine, à trois kilomètres environ du château situé sur le bord de la Garonne. Raymond VI, qui connaissait l'ennemi, proposa d'attendre l'attaque dans le camp, de la repousser d'abord par un tir d'arbalétriers, pour contre-attaquer ensuite et encercler l'adversaire dans le château, où il ne manquerait pas de capituler rapidement; le conseil était bon, mais il ne fut pas suivi. Le comte de Toulouse jouait de malchance: dans cette guerre où il était le principal intéressé et la principale victime, pour une fois qu'il avait la possibilité de prendre sa revanche, il n'avait pas droit à la parole. Les familiers du roi (en particulier Michel de Luezia) tournèrent son plan en dérision et l'accusèrent de lâcheté. Ulcéré, Raymond VI se retire sous sa tente.

En abandonnant son camp fortifié et en perdant ainsi le contrôle des opérations, Pierre II comble donc les vœux de Simon de Montfort. Le roi-chevalier veut une belle bataille où son armée puisse se mesurer en vaillance avec l'invincible chevalerie française qui jusque-là, croit-il, n'a pas rencontré d'adversaire à sa taille. C'est en rase campagne qu'il veut l'écraser; et lorsque Simon attaque, les troupes du comte de Foix se lancent les premières à sa rencontre, mais doivent bientôt plier sous l'impétuosité de la charge des Français. Pierre II avec ses Aragonais se jette à son tour dans le combat.