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Simon, qui ne dispose que de 900 chevaliers contre 2000, manœuvre avec une grande rapidité, de façon à ne pas laisser à l'armée ennemie le temps de se regrouper, et à garder, de cette façon, l'avantage numérique dans chacune de ses attaques: il concentre tous ses efforts sur les troupes aragonaises et les deux corps d'armée se lancent l'un contre l'autre dans un choc terrible. "On entendait, dira plus tard le jeune Raymond VII, comme une forêt d'arbres qui s'abattent sous des coups de hache100". C'est une mêlée inextricable, où lances, écus volent en éclats, où les chevaux s'abattent, piétinant les cavaliers, les épées taillent, coupent, résonnent sur l'acier des casques, où les massues fracassent les têtes, le tonnerre des armes couvre les cris de guerre. Ce ne fut pourtant pas une grande bataille, mais plutôt un engagement très vif entre deux avant-gardes relativement peu nombreuses. Le malheur voulut qu'à la tête de l'une d'elles se trouvât justement le roi.

Le but de Simon de Montfort était d'atteindre le roi à tout prix: deux de ses chevaliers, Alain de Roucy et Florent de Ville, ont fait le serment solennel de tuer le roi ou de mourir. Or, Pierre II, faisant preuve de plus de bravoure que d'habileté, s'est lancé à corps perdu dans la mêlée; il a même, avant le combat, changé d'armures avec un de ses chevaliers: c'est en simple chevalier et avec la seule force de ses armes que Pierre II voulait affronter Simon de Montfort.

Pierre II a trente-neuf ans; il est grand de taille, d'une force herculéenne et passe pour le plus vaillant chevalier de son pays. Alain de Roucy, étant parvenu à se frayer un passage jusqu'au chevalier porteur de l'armure royale, le renverse du premier coup et s'écrie: "Ce n'est pas le roi! Le roi est meilleur chevalier". Voyant cela, Pierre II crie: "Le roi, le voici!" et s'élance au secours de son compagnon101. Alain de Roucy et Florent de Ville, avec leurs hommes, l'entourent de tous côtés, ne le lâchent plus, et bientôt autour du roi s'engage un combat si acharné que Pierre II est tué et que toute sa maynade (chevaliers de la maison d'Aragon) se fait tuer sur place plutôt que de reculer et d'abandonner le corps du roi.

La nouvelle de la mort du roi répand la panique dans les autres corps d'armée; surpris par une attaque de flanc de Montfort, les chevaliers catalans prennent la fuite; l'armée du comte de Toulouse n'a pas encore eu l'occasion d'intervenir et, se voyant débordée par le flot des Aragonais et des Catalans qui reculent en désordre, elle ne peut songer à attaquer et fuit également.

Pendant que la cavalerie est ainsi mise en déroute, la piétaille, composé de milices toulousaines, tente l'assaut du château de Muret; à ce moment-là, une partie de la cavalerie française, abandonnant la poursuite des vaincus, revient vers le château et tombe en masse sur les fantassins (ils étaient près de 40000), les taille en pièces et les refoule vers la Garonne; l'eau est profonde en cet endroit et le courant rapide, une grande partie des fuyards se noie. Par le carnage et la noyade 15000 à 20000 hommes périssent, soit la moitié de l'infanterie.

La victoire de Montfort est donc totale. C'est mieux qu'une victoire: c'est l'élimination, du moins provisoire, de l'Aragon en tant que puissance politique. La mort de Pierre II laisse sur le trône un enfant en bas âge, retenu en otage par le vainqueur.

Simon, la bataille terminée, fait chercher le corps du roi, qu'il a grand-peine à retrouver, son infanterie ayant déjà complètement dépouillé les cadavres. L'ayant fait reconnaître, il lui rend un dernier hommage, puis se déchausse et, abandonnant aux pauvres son cheval et ses armes, va à l'église pour remercier Dieu. Il est non seulement débarrassé de son plus puissant adversaire, en quelques heures d'échauffourée d'où son armée se tire avec assez peu de pertes, mais il a abattu un des grands rois de la chrétienté sans que personne puisse lui imputer à crime cette mort si opportune: la bataille de Muret faisait l'effet d'un jugement de Dieu.

Les évêques et les clercs - parmi lesquels se trouvait saint Dominique - rassemblés dans l'église de Muret avaient, dans le fracas de la bataille, prié ardemment pour la victoire; voyant leurs prières si bien exaucées, ils allaient, à présent, répandre par toute la chrétienté la grande nouvelle: les forces hérétiques balayées "comme le vent balaie la poussière à la surface du sol" (G. de Puylaurens); un roi catholique, qui a osé prendre la défense des ennemis de la foi, tué avec toute sa chevalerie, une armée immense anéantie en quelques heures par une poignée de croisés dont (miracle) les pertes se chiffrent à quelques sergents et un chevalier! (Exagération manifeste: le combat, d'après tous les témoignages, avait été chaud et Pierre II et sa maynade n'avaient pas dû se laisser égorger comme des agneaux; d'autre part, les troupes du comte de Foix et les Aragonais étant les seuls à s'être battus, les forces qui se sont affrontées étaient sensiblement égales; le génie stratégique de Simon, et surtout son courage quelque peu cruel d'ordonner le meurtre du roi, avaient empêche le reste de l'armée d'intervenir à temps et les deux tiers des troupes coalisées avaient quitté le champ de bataille sans avoir combattu).

Ce qui est certain, c'est que la mort du roi d'Aragon frappa de désolation tout le Languedoc; ce libérateur hier encore tant acclamé, qui venait de traverser le pays à la tête de sa superbe chevalerie toute étincelante de l'éclat de ses armes, toute prête au combat, s'est révélé un appui si fragile que Montfort, dès le premier choc, a pu l'anéantir.

Les princes alliés, désemparés, s'accusant mutuellement de trahison, se retirent sans chercher à rassembler leurs forces pour prendre leur revanche; les Espagnols repassent les monts, les comtes de Foix et de Comminges rentrent dans leurs terres, le comte de Toulouse et son fils quittent leur pays et se réfugient en Provence. La victoire de Muret a livré à Montfort et à l'Église un pays non pas encore vaincu, mais démoralisé par l'effondrement trop brutal d'un grand espoir.

Tous comptes faits, c'est la ville de Toulouse qui aura, dans cette affaire, payé le plus lourd tribut en vies humaines - et de loin. L'attaque forcenée de la chevalerie française contre l'infanterie toulousaine a été une tuerie plutôt qu'une bataille et, si les Français avaient à venger deux des leurs (Pierre de Cissey et Roger des Essarts, vieux compagnons de Montfort, amenés prisonniers à Toulouse et cruellement torturés avant d'être achevés), Toulouse, "où il n'y a guère de maison qui ne pleurât quelqu'un", n'oubliera pas les massacrés et les noyés de Muret. Au lendemain de sa victoire, Simon ne marchera pas sur la capitale. Il semble bien que la ville immense, même désolée, désemparée, abandonnée par ses défenseurs, représente pour le vainqueur sinon un danger, du moins une source d'ennuis qu'il ne se sent pas encore de taille à affronter.

Les évêques y entreront, Foulques en tête; ils essaient de négocier la soumission de la ville; les consuls font traîner les pourparlers en longueur, discutent sur le nombre des otages et finissent par refuser de se soumettre. Montfort, cependant, passe le Rhône, poursuivant la conquête et la soumission méthodique des domaines du comte et attendant que, les autres provinces domptées, Toulouse lui tombe entre les mains comme un fruit mûr.

Au cours des dix-huit mois qui suivirent la spectaculaire défaite des forces méridionales, Simon de Montfort put croire que la guerre était pratiquement terminée; les résistances qu'il allait rencontrer devaient être rares et assez rapidement matées. Il se heurte, cependant, à une hostilité sourde et systématique qui ne devait pas lui laisser beaucoup d'illusions: Narbonne lui ferme ses portes, Montpellier en fait autant, Nîmes ne le reçoit que sous la menace de représailles; en Provence, où il poursuit son plan d'occupation progressive des domaines du comte de Toulouse, la noblesse du pays se soumet d'assez mauvaise grâce; Narbonne se soulève et Simon, à l'aide de croisés amenés par son beau-père Guillaume des Barres, parvient à repousser l'attaque des révoltés, mais non à emporter la place, car le cardinal-légat Pierre de Bénévent s'entremet et obtient une trêve.