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À Moissac, les bourgeois se révoltent et Raymond VI vient assiéger la ville, tenue par une garnison française; mais le comte se retire à l'approche de Montfort. Remontant dans le Rouergue, l'Agenais, puis le Périgord, Simon procède au démantèlement des châteaux qui lui ont résisté, enlève, après trois semaines de siège, le château de Casseneuil, puis le château de Montfort, celui de Capdenac; puis Séverac, place forte inexpugnable, citadelle d'une des plus vieilles familles du Rouergue; le comte de Rodez prête serment au vainqueur de Muret, sans enthousiasme et alléguant qu'une partie de ses domaines dépend du roi d'Angleterre.

Ayant, du Périgord à la Provence, obtenu l'hommage de la plus grande partie des vassaux directs et indirects du comte de Toulouse, Simon de Montfort eût égalé en puissance les plus grands barons de la chrétienté, si tous les serments de fidélité qu'il avait reçus avaient été pris au sérieux par ceux qui les prêtaient. À lire l'histoire de ses campagnes on eût pu la croire embellie par quelque panégyriste peu soucieux de la vérité; et pourtant les auteurs de la "Chanson" (qui n'étaient pas de ses amis), les lettres des légats, du pape, du roi de France, tous les témoignages concordent pour attester ce fait peu croyable à priori: depuis 1209 Simon de Montfort n'a pas subi un seul échec réel, et est allé pendant cinq ans de victoire en victoire avec une constance presque lassante. On imagine l'exaspération résignée de ses adversaires devant l'invariable bonne fortune de cet homme, qui, protégé par Dieu ou par le diable, semblait décidément doué de quelque pouvoir surhumain.

La haine qu'il inspirait - et dont bénéficiaient du même coup tous les Français - grandissait sans que sa puissance en parût diminuée; les massacres de garnisons étaient réprimés avec une cruauté telle qu'ils devenaient rares, mais en laissant les occupants faire la loi chez eux, les gens du Midi devaient se dire qu'ils ne perdaient rien pour attendre. Ce que pouvait être la violence des passions que cette guerre avait déchaînées, seuls quelques indices, quelques faits rapportés un peu au hasard par les chroniqueurs le suggèrent; les actes officiels enregistrent pacifications et soumissions, les vainqueurs cherchent déjà à régler les conflits par voie diplomatique, et à se partager un pays où ils ne se maintiennent qu'à titre d'occupants provisoires. Le poète de la "Chanson" attribue à Philippe Auguste des mots qu'il n'a peut-être pas prononcés, mais qui expriment fortement les désirs des populations du Midi en ces années noires: "Seigneurs, j'ai encore espérance qu'avant qu'il ne tarde guère, le comte de Montfort et son frère le comte Guy mourront à la peine..."

En attendant, c'est la papauté, en la personne du nouveau légat Pierre de Bénévent, qui entend organiser la conquête; et, devant les prétentions croissantes de Montfort et la haine implacable qu'il inspire partout, essaie de se désolidariser dans la mesure du possible de cet encombrant auxiliaire. D'un autre côté, ce sont les évêques du pays qui sont les plus grands partisans de Simon, car sa présence leur assure la sécurité et des avantages matériels que le comte n'eût jamais songé à leur accorder, et les légats doivent user de ménagements envers le seul homme capable de défendre par les armes les droits de l'Église. C'est Robert de Courçon, cardinal-légat de France, qui confirme Montfort dans la possession des pays qu'il a conquis: l'Albigeois, l'Agenais, le Rouergue et le Quercy, terres relevant indirectement de la suzeraineté de Philippe Auguste. Il est à noter que le roi lui-même semble tout ignorer de cette affaire: au lendemain de Bouvines, il a bien d'autres préoccupations, et ne se prononcera que le jour où la situation de Simon lui paraîtra assez solidement établie.

Pierre de Bénévent, de son côté, entreprend de soumettre à l'Église les possesseurs légitimes des terres que Montfort s'est octroyées par le droit de conquête: Raymond-Roger, comte de Foix, Bernard, comte de Comminges, Aimery, vicomte de Narbonne, Sanche comte de Roussillon, les consuls de Toulouse, enfin le comte de Toulouse lui-même viennent faire leur soumission totale au légat et à l'Église, promettent de combattre l'hérésie sur leurs terres, de faire pénitence, de ne pas attaquer les terres conquises par les croisés (Narbonne, avril 1214). Le comte de Toulouse consent à abandonner ses domaines et à abdiquer en faveur de son fils. Abdication de pure forme, le jeune Raymond étant entièrement dévoué à son père et prêt à lui obéir en tout.

Le comte multiplie les témoignages de son obéissance et de sa soumission dans l'espoir d'ôter à l'Église tout prétexte de le déposséder. Et pendant que Montfort s'installe en maître dans le Languedoc, Raymond se proclame toujours seigneur légitime de ces provinces, qu'il met à la disposition du pape: "En sorte que tous mes domaines soient soumis à la miséricorde et au pouvoir absolu du souverain pontife de l'Église romaine..." Ni lui ni le comte de Foix ne se départent de cette tactique, habile sinon efficace: traiter Montfort en usurpateur tout en reconnaissant la souveraineté de l'Église.

Le cardinal-légat accepte cette soumission, ce qui, après tout, constitue une négation implicite des prétentions de Montfort. Cette acceptation semble même une telle atteinte aux droits du vainqueur de Muret que ses partisans, dont P. des Vaux de Cernay se fait l'écho, n'expliquent l'attitude de Pierre de Bénévent que comme une pieuse fraude destinée à endormir les soupçons du comte. "O legati fraus pia! O pietas fraudulenta102!" s'exclame l'historien, sans nulle ironie. Ce singulier catholique fait preuve à maintes reprises d'une assez savoureuse amoralité. Si les chefs de l'Église n'avaient guère plus de scrupules (leur conduite le montre assez) ils avaient peut-être des craintes d'une autre nature, et pouvaient penser qu'un Simon de Montfort risquait, par ses excès, de nuire à la cause de l'Église, et, par son ambition, de restreindre sa puissance temporelle.

En décembre 1213, Simon avait arrangé le mariage de son fils aîné, Amaury, avec Béatrix, fille unique d'André de Bourgogne, héritière du Dauphiné; ses visées politiques et dynastiques deviennent de plus en plus évidentes.

Et tandis que ses adversaires se plaignent de lui en cour de Rome, et proclament (souvent contre toute évidence) que ni eux ni leurs terres n'ont jamais été suspects d'hérésie, Montfort, et les évêques du pays qui le soutiennent, voient l'hérésie (ou, à défaut d'hérésie, les routiers) partout où ils veulent établir leur domination.

Le concile de Montpellier (janvier 1215), présidé par Pierre de Bénévent, réglera (provisoirement) la situation, dans l'attente du concile œcuménique qui doit être tenu à Rome, la même année. En présence des archevêques de Narbonne, d'Auche d'Embrun, d'Arles et d'Aix, de vingt-huit évêques et de nombreux abbés et clercs, le légat propose de désigner celui "à qui mieux et plus utilement, pour l'honneur de Dieu et de notre sainte mère l'Église, pour la paix de ces contrées, la ruine et l'extermination de l'hérétique vilenie, il convient de concéder et assigner Toulouse que le comte Raymond a possédée, aussi bien que les autres terres dont l'armée des croisés s'est emparée103". Les prélats consultés désignent, d'une seule voix, Simon de Montfort; cette unanimité ne surprend que Pierre des Vaux de Cernay enclin à voir partout le doigt de Dieu. Or, l'homme à qui il "convenait" de tenir Toulouse et toutes les autres terres était si unanimement détesté qu'il ne pouvait assister en personne au concile: les habitants de Montpellier (ville catholique et en principe neutre) lui en avaient interdit l'accès, et il fut si bien accueilli, le jour où il tenta d'y entrer avec le légat, qu'il dut se sauver en hâte par une autre porte.