Simon, de son côté, ne se laissera pas intimider, et fera célébrer la messe dans la chapelle du château, en en faisant sonneries cloches à toute volée. La situation de l'archevêque était-elle donc si compromise que Simon de Montfort pouvait se permettre de braver ouvertement le chef spirituel du pays dont il n'était que le souverain temporel? En tout cas, cet épisode nous montre le conquérant vieillissant comme un homme emporté et vaniteux à l'excès, ivre de sa propre puissance au point de frapper aveuglément tout ce qui lui résiste.
Ayant ainsi affirmé sa domination sur Narbonne, Simon se rend à Toulouse (7 mars 1216). Il se fait prêter serment par les consuls, ainsi qu'à son fils et héritier, Amaury; il achève de mettre la cité hors d'état de nuire en abattant les murailles qui restaient encore debout, en faisant démolir ou abaisser les tours des hôtels bourgeois, et enlever les chaînes des carrefours. Puis il fait renforcer le château Narbonnais, sa résidence personnelle, et l'isole de la ville par un large fossé qu'il fait remplir d'eau. Toutes ces précautions montrent que dans cette ville qu'il considère comme sienne de droit, il se sait, plus qu'ailleurs, en pays ennemi.
Puis il entreprend enfin son voyage à Paris, où, couvert de lauriers et fort de l'appui du Saint-Siège, il n'a plus qu'à recevoir l'investiture solennelle des mains du roi de France. Sans doute, après tant d'années de guerre, ce bref séjour dans sa terre natale où il allait être accueilli en héros national fut-il un baume pour son cœur; il devait avoir perdu l'habitude de se voir admiré et acclamé. Pierre des Vaux de Cernay, qui exagère sans doute quelque peu, doit tout de même se baser sur des faits exacts quand il écrit: "Quels honneurs lui furent rendus en France, nous ne pourrions l'écrire et on ne pourrait le croire, si on l'entendait; dans toutes les villes, châteaux ou villages où il entrait, le clergé et le peuple venaient à sa rencontre en procession; la dévotion du peuple était si pieuse et si religieuse qu'il se disait heureux, celui qui pouvait toucher la frange de son manteau110". Le peuple, entraîné par son clergé, devait voir en lui un nouveau saint Georges, exterminateur du dragon de l'hérésie.
Le roi, "après une conversation joyeuse et pleine de familiarité" (P. des Vaux de Cernay), lui accorde l'investiture. Dans le mandement daté de Melun, le 10 avril 1216, il est annoncé ce qui suit: "Nous avons reçu pour notre homme lige notre cher et féal Simon, comte de Montfort, pour le duché de Narbonne, le comté de Toulouse, les vicomtés de Béziers et de Carcassonne, savoir: pour les fiefs et terres que Raymond, autrefois comte de Toulouse, tenait de nous, et qui ont été acquis sur les hérétiques et les ennemis de l'Église de Jésus-Christ".
Ainsi le roi se soumettait docilement à la décision de l'Église; il est à croire que cette mainmise d'un de ses vassaux sur des terres où jusqu'alors son influence avait été à peu près nulle n'était pas pour lui déplaire. Triomphant, adulé, devenu par la décision souveraine du pape et du roi un des premiers barons du royaume de France, Simon de Montfort allait revenir dans ses nouveaux domaines pour constater qu'il n'y était maître que là où il pouvait paraître armé de pied en cap à la tête de ses troupes, et pas un pouce plus loin.
II - LA GUERRE DE LIBÉRATION
En avril 1216, le vieux comte de Toulouse et son fils débarquent à Marseille. La Provence, d'après le décret du concile de Latran, faisait partie de l'héritage futur du jeune Raymond; mais son père, qui l'accompagnait au lieu de rester en un lieu hors du pays assigné par sa pénitence, ne songeait évidemment pas à le laisser se contenter du "reste du pays qui n'a pas été conquis par les croisés". La sentence du concile donnait le signal de la révolte générale.
À Marseille, les comtes sont reçus avec enthousiasme; la nouvelle de leur arrivée se répand dans tout le pays. Avignon leur envoie des messagers, et, dès qu'ils se présentent devant la ville, une délégation de seigneurs et de bourgeois les reçoit à genoux, et leur offre la ville. "Sire comte de Saint-Gilles, dit (d'après la "Chanson") le chef de cette délégation, vous et votre bien-aimé fils, de notre lignée, acceptez cet honorable gage: tout Avignon se met en votre seigneurie; chacun vous livre sa personne et ses biens, les clefs de la ville, les jardins et les portes, etc". Le comte félicite les Avignonnais de leur accueil et leur promet "l'estime de toute la chrétienté et de votre pays, car vous restaurez les preux, et Joie et Parage111".
Le père et le fils entrent dans la ville. "Il n'y a vieillard ni jouvenceau qui n'accoure tout joyeux à travers les rues. Il se tient pour fortuné, celui qui peut courir le mieux! Les uns crient: "Toulouse!" en l'honneur du père et du fils, et les autres: "Joie! Désormais Dieu sera avec nous!" D'un cœur résolu, et les yeux mouillés de larmes, tous viennent s'agenouiller devant le comte, et tous ensemble disent: "Christ, Seigneur glorieux, donnez-nous le pouvoir et "la force de leur rendre à tous deux leur héritage!" Si grande est la presse et la procession qu'il faut recourir aux menaces, aux verges, au bâton!" Avignon n'avait eu à souffrir ni des ravages de la guerre ni de la tyrannie des Français. L'élan d'enthousiasme qui jette la ville aux pieds de son seigneur exilé et dépouillé est une des manifestations du patriotisme ardent que la guerre avait déchaîné dans toute la province méridionale.
La plus grande partie de la Provence témoigne du même enthousiasme et du même désir de libérer les terres opprimées. Raymond VI reçoit les hommages des villes et des châtelains et rassemble ses troupes dans Avignon. Là se tient un conseil de guerre: le vieux comte décide de se rendre en Aragon pour y recruter des troupes et attaquer l'ennemi dans le Sud et libérer Toulouse, tandis que son fils ira assiéger la ville de Beaucaire tenue par une garnison de Montfort.
Ce sera désormais la guerre sans merci; sans tentatives de conciliation, sans appels au pape ni aux légats, une guerre de libération pure et simple, nouvelle "guerre sainte", menée au nom de Merci et Parage, au nom de Toulouse et de Jésus-Christ. Pour être allé jusqu'au bout dans son attitude de soumission et de confiance en la justice du pape, le comte dépossédé revenait dans son pays auréolé de son prestige de victime immolée à la tyrannie de l'Église; pour les peuples du Languedoc, catholiques ou hérétiques, l'Église est à présent un ennemi aussi détesté que Montfort lui-même. Le comte, vaincu, humilié, bafoué, n'a qu'à paraître pour être porté en triomphe, au milieu de cris d'enthousiasme et de larmes de joie. Il ne se risque pas encore dans la bagarre lui-même et se réserve pour Toulouse. C'est son fils, le vrai comte (puisque le père a abdiqué en sa faveur), qui va commencer la reconquête.
Le jeune Raymond marche avec ses troupes d'Avignonnais sur Beaucaire, dont les habitants l'appellent et offrent de lui livrer la garnison française. Entré dans la ville en libérateur, le jeune comte ne réussit pas à prendre la garnison, commandée par le maréchal Lambert de Croissy (ou de Limoux, du nom des domaines octroyés à lui en Languedoc). La garnison s'est retirée dans le château, où elle se trouve assiégée. Guy de Montfort, frère de Simon, et Amaury de Montfort accourent devant Beaucaire pour libérer les assiégés et envoient des courriers à Simon, qui est sur son voyage de retour de France. Le 6 juin, Montfort se présente en personne devant la ville.