Il tente un assaut, qui échoue. La ville, ravitaillée par son port, ne risque pas de manquer de vivres, ni d'eau. Elle reçoit sans cesse, par le Rhône, des renforts d'Avignon, de Marseille et des autres villes de la Provence. "Les croisés assiégèrent ainsi en quelque sorte toutes les villes qui avaient envoyé des renforts, c'est-à-dire la Provence presque entière112". Simon de Montfort ne dispose que de ses troupes personnelles, et de mercenaires et de chevaliers besogneux venus avec lui de France dans l'espoir de s'enrichir. Pour assiéger Beaucaire, il faut construire des machines et fortifier le camp, la main-d'œuvre manque. La garnison enfermée dans le château est dans une situation désespérée et Lambert de Limoux fait hisser le drapeau noir pour montrer à son chef qu'il ne peut plus tenir longtemps.
Tous les assauts de Montfort sont repoussés. "Il y avait peu d'hommes à pied du pays, et ceux-ci étaient tièdes et peu utiles à l'armée du Christ, les adversaires au contraire étaient très courageux et hardis113". Les Français faits prisonniers sont pendus ou mutilés, et leurs pieds coupés servent de projectiles aux assaillants assiégés. La garnison, affamée et décimée, tient toujours, mais tous les efforts des croisés pour pénétrer dans la ville restent vains. Pendant trois mois, Simon de Montfort immobilisera ainsi son armée et usera ses forces et la patience de ses capitaines, dans des assauts qui échouent sans cesse à la joie croissante de ses adversaires. Ce soldat, dont la grande et principale vertu est de ne jamais abandonner ses hommes dans le danger, ne peut se permettre de lever le siège condamné à l'échec, et Lambert, à toute extrémité, fait de nouveau hisser le drapeau noir.
Apprenant que le vieux comte a repassé les Pyrénées à la tête d'une armée et s'avance vers Toulouse, Simon se décide à négocier. Il demande la vie sauve pour ses hommes, moyennant quoi il lèvera le siège. Raymond accepte ces conditions; il n'y était nullement forcé, ayant de toute façon l'avantage. La garnison qui avait si vaillamment tenu capitule le 24 août et est rendue intacte à Montfort.
Ayant à grand-peine sauvé son honneur et considérablement compromis son prestige, l'invincible Simon de Montfort est obligé de battre en retraite, mis en échec par un garçon de dix-neuf ans sans expérience du métier des armes. Il descend vers les Pyrénées, à la rencontre du vieux comte qui, d'ailleurs, se garde bien de l'attendre et repasse en Espagne: il connaît trop son adversaire et ne veut pas compromettre ses chances par une défaite, au moment où le succès de son fils vient de redonner l'espoir aux pays conquis. Et Simon se rabat sur Toulouse, dont il sait l'inébranlable fidélité à ses comtes et par laquelle il pense les atteindre plus sûrement.
Ce nouveau suzerain légitime veut faire payer à sa ville ce qu'il considère comme une trahison: il parle de la détruire entièrement. Projet irréalisable autant que monstrueux, mais dans une certaine mesure explicable; par expérience et par intuition, Simon sait ce qu'est la puissance d'une grand ville et le rôle immense qu'elle peut jouer dans la résistance d'un pays. Toulouse debout, les comtes ne seront jamais battus, la vie du pays étant orientée, centralisée sur sa capitale.
Effrayés par l'approche de Montfort, les Toulousains s'empressent d'envoyer une délégation et protestent de leur fidélité. Mais devant l'attitude franchement hostile du nouveau comte et les excès auxquels se livrent les soldats qu'il a envoyés en avant-garde, les bourgeois se révoltent. Simon pénètre l'arme à la main dans une ville sans fortifications, et fait mettre le feu à trois quartiers de Toulouse: Saint-Remésy, Joux-Aiguës et la place Saint-Étienne. Mais les bourgeois, "opposant la force à la force et ayant jeté des poutres et des tonneaux en travers sur les places à l'encontre des assaillants, repoussèrent toutes les attaques et, travaillant toute la nuit, les combattirent sans relâche en même temps que l'incendie114". La première entrée du comte investi dans sa capitale ne pouvait s'effectuer sous des auspices plus sinistres.
Toulouse reçoit le maître qui lui est imposé par une telle explosion de colère que la chevalerie française, repoussée, tenue en échec, au cours de combats de rues acharnés, est contrainte de se réfugier dans la cathédrale. Les bourgeois courent aux barricades, brandissent des armes improvisées, "hache émoulue, fauchard ou pilon, arc à main ou arbalète115..." Et tandis que l'incendie fait rage, Simon parcourt la ville à cheval, tente de rassembler ses troupes, lance, rue Droite, "une charge furieuse que fait trembler la terre", essaie de forcer la Porte Cerdane pour pénétrer dans le bourg. L'attaque repoussée, il se retire dans le château Narbonnais, sa demeure qu'il avait eu la sage précaution de faire si bien fortifier quelques mois auparavant.
L'émeute est victorieuse; mais Montfort dispose encore, dans le pays, de forces suffisantes pour venger cet échec. Les bourgeois n'ont ni armée régulière ni forteresses et ne peuvent compter sur aucun secours rapide. L'évêque Foulques s'entremet pour rétablir la paix entre le nouveau comte et les révoltés.
L'auteur de la "Chanson" présente ici la conduite de l'évêque sous un jour particulièrement odieux: Foulques, dans un discours plein d'onction et de douceur, proteste de son dévouement total à ses ouailles et leur garantit, sous serment et sous la caution de l'Église, l'inviolabilité de leurs personnes et de leurs biens et le pardon de Montfort et, une fois les bourgeois désarmés et livrés à Simon, encourage ce dernier à les traiter avec la plus grande dureté; bref l'évêque agit avec une perfidie consciente et délibérée et l'on a pu se demander si l'auteur, dont la haine pour Foulques n'est que trop évidente, n'a pas noirci les couleurs. Cependant, ce que l'on sait de la conduite de ce redoutable évêque pendant la croisade et de la haine que toute sa vie il inspira aux Toulousains ferait croire que le chroniqueur exagère à peine; Foulques éprouvait un ressentiment personnel contre une ville qui avait osé se montrer rebelle à son influence.
Les consuls entrent en pourparlers et Simon se rend à la maison communale pour signer le pacte; mais à peine les bourgeois sont-ils désarmés, que les troupes françaises occupent les maisons les mieux fortifiées, arrêtent les notables, Simon fait confisquer leurs biens et les expulse de la ville: "De la ville sortent les bannis, la fleur des habitants, chevaliers, bourgeois et changeurs (banquiers); ils sont escortés par une troupe furieuse et armée qui les frappe et les menace, les injurie, les insulte et les fait aller au pas de course116..." S'étant ainsi débarrassé des bourgeois les plus riches et les plus influents, Simon fait publier dans la région un édit qui ordonne à toute personne sachant manier le pic et la pelle de se rendre à Toulouse, afin de commencer la démolition de la ville. "Alors, vous auriez vu abattre maisons et tours, murs, salles et créneaux! On démolit les demeures et les ouvroirs, les galeries, les chambres ornées de peintures, les portails, les voûtes, les hauts piliers. De toutes parts, sont si grands la rumeur, la poussière, le fracas, la fatigue, l'agitation, que tout est confondu et qu'il semble que ce soit un tremblement de terre, un roulement de tonnerre ou de tambours". La douleur des Toulousains est à son comble: "Par la ville s'élèvent le cri, le deuil, les pleurs de maris, des dames, des enfants, des fils, des pères, des mères, des sœurs, des oncles, des frères et de tant de personnes considérables qui pleuraient. "Eh Dieu, se disaient-ils l'un à l'autre, quels maîtres cruels! Seigneur, comme vous nous avez livrés aux mains de brigands! Ou donnez-nous la mort ou rendez-nous à nos seigneurs légitimes117!..""