D'ailleurs, Simon ne cherche pas à détruire toute la ville, mis seulement les quartiers les mieux fortifiés; cependant, malgré les conseils de quelques-uns de ses amis et même de son frère, il est décidé à se montrer impitoyable; ne pouvant rien espérer des Toulousains, il ne songe plus qu'à profiter de son avantage pour piller la ville, car il a grand besoin d'argent. Il annonce qu'il accordera son pardon pour la somme de trente mille marcs d'argent. Somme si énorme que Guillaume de Puylaurens croit que Montfort l'a exigée, poussé par des conseillers perfides qui souhaitaient le soulèvement de la ville et le retour des comtes. Il ne faut pas chercher si loin: les habitants de Toulouse ne pouvaient être exaspérés davantage, Simon n'avait donc rien à perdre; il compte sur ses soldats pour saigner la ville à blanc, et croit n'avoir plus rien à craindre de bourgeois désarmés et privés de leurs chefs.
Il quitte Toulouse dont les habitants sont "...dolents, marris, affligés et tristes, pleurant et souffrant, les yeux pleins de larmes brûlantes... car on ne leur laisse ni farine, ni froment, ni ciclaton, ni pourpre, ni aucun bon vêtement118...", il se rend en Bigorre, traiter une nouvelle opération financière et politique en même temps: il veut obtenir pour son deuxième fils, Guy, la main de Pétronille, fille de Bernard de Comminges et héritière du Bigorre par sa mère; Pétronille, déjà mariée en secondes noces à Nuno Sanche, fils du comte de Roussillon, est séparée de son mari et donnée au jeune Guy, qui l'épouse à Tarbes et devient possesseur du comté de Bigorre (7 novembre 1216). Après ce mariage célébré en hâte et un échec devant le château de Lourdes qu'il ne parvient pas à enlever, Simon, à court d'argent de nouveau, repasse par Toulouse pour exiger de nouveaux impôts, présentés sous forme d'une amende sur les absents, c'est-à-dire sur les personnes qu'il avait lui-même expulsées.
Ne pouvant encore entreprendre une campagne contre les comtes de Toulouse, qui se préparent à une nouvelle offensive dans une Provence encore épargnée par la guerre et toute dévouée à leur cause, Montfort tente de réduire à l'obéissance Raymond-Roger de Foix, son ennemi le plus acharné; il assiège le château de Montgaillard ou Montgrenier tenu par le fils du vaillant guerrier. Le château capitule le 25 mars. Il semble que tout soit à recommencer, il doit de nouveau assiéger les places fortes du pays, château par château; il prend en mai Pierrepertuse, dans le Termenès, puis se rend à Saint-Gilles, dont les habitants, révoltés, ont chassé leur abbé et lui refusent l'entrée de la ville.
Le vent a tourné, définitivement: Simon n'est plus le chef des croisés, mais un homme qui cherche à défendre sa conquête; Innocent III est mort, le 15 juillet 1216; Honorius III, son successeur, n'a pas encore eu le temps de s'adapter au revirement de la situation dans le Languedoc; le nouveau légat, Bertrand, cardinal-prêtre des Saints Jean et Paul, rencontre partout une hostilité telle que les villes lui ferment ses portes; les comtes de Toulouse sont maîtres de la Provence et le jeune Raymond qui se fait appeler "le jeune comte de Toulouse, fils du seigneur Raymond par la grâce de Dieu, duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence", rejette sans équivoque les décisions du concile de Latran et l'autorité du roi de France.
L'échec de Simon de Montfort devant Beaucaire avait cependant provoqué la vigoureuse réaction des pouvoirs ecclésiastiques, et l'année 1217 amènera en Languedoc un nouveau contingent de croisés, le concile ayant accordé une fois pour toutes les indulgences semblables à celles dont bénéficient les croisés de Terre Sainte à toute personne qui prendrait la croix contre les hérétiques dans quelque pays que ce fût. Avec ces nouveaux contingents amenés par l'archevêque de Bourges et l'évêque de Clermont, Simon enlève les châteaux de Vauvert et de Bemis, passe le Rhône à Viviers; s'il ne peut entreprendre la conquête de la Provence, du moins veut-il intimider l'adversaire. L'arrivée de nouveaux croisés, le secours militaire que leur prêtent les évêques du pays avec leurs milices produisent un certain effet: Adhémar de Poitiers, comte de Valentinois, se soumet et offre même son fils en mariage à une des filles de Simon. Mais ce dernier n'a plus de temps à perdre en Provence, on le rappelle en hâte à Toulouse.
"Les citoyens de Toulouse, dit Pierre des Vaux de Cernay, ou pour mieux dire la cité de fourberie (dolosa), agités d'un instinct diabolique, apostats de Dieu et de l'Église119", ont reçu dans leurs murs le comte Raymond lui-même, à la tête d'une armée d'Aragonais et de faidits. Or, toute la famille de Simon se trouve dans le château Narbonnais: sa femme, la femme de son frère, celles de ses fils et les petits-enfants des deux frères Montfort.
La citadelle était tenue par la garnison de Montfort, mais l'armée du comte s'était approchée de la ville et, profitant du brouillard, avait passé la Garonne au gué des moulins du Bazacle et pénétré dans Toulouse le 13 septembre 1217. Le comte est accueilli en triomphe. "...Quand ceux de la ville ont reconnu les enseignes (du comte), ils viennent vers le comte comme s'il était ressuscité. Et quand il entre dans Toulouse par les poternes, tous les habitants accourent, grands et petits, dames et barons, hommes et femmes, s'agenouillant devant lui et lui baisant les vêtements, les pieds, les jambes, les bras, les doigts. Il est accueilli avec des larmes de joie, car c'est le bonheur qui revient, riche de fleurs et de fruits120!"
Ce n'était pas encore le bonheur, mais c'était la possibilité de lutter: Raymond VI avait rassemblé tous ses vassaux, les comtes de Foix et de Comminges, les seigneurs bannis de Toulouse, ceux de Gascogne, du Quercy, de l'Albigeois, les chevaliers faidits qui se cachaient dans les bois, qui vivaient exilés en Espagne et pour qui ce retour à Toulouse était le symbole de la libération. "...Et quand ils voient la ville, nul n'est si insensible qu'il n'ait les yeux mouillés de l'eau du cœur et chacun se dit en lui-même: Vierge impératrice, rendez-moi le lieu où je fus élevé! Il me vaut mieux y vivre et y mourir que d'aller par le monde dans la détresse et la honte121!"
Tous les Français qui n'ont pas eu le temps de se retrancher dans le château sont massacrés; mais la citadelle elle-même, bien fortifiée, peut tenir longtemps. Cependant, les efforts tentés par Guy de Montfort pour la dégager échouent.
C'est pourquoi Simon de Montfort arrive en toute hâte avec ses troupes, décidé à lancer un assaut contre la cité rebelle; il est accueilli par une telle grêle de flèches et de carreaux d'arbalète que sa cavalerie recule en désordre; son frère et son deuxième fils sont blessés. Les Toulousains contre-attaquent et les Français, contraints de battre en retraite, doivent se résigner à commencer le siège de la ville.
Si les croisés étaient jusqu'alors parvenus à réduire par la famine et les tirs d'artillerie des châteaux et même des villes telles que Lavaur et Carcassonne, une ville comme Toulouse, de dimensions considérables et située sur le bord d'un fleuve, était pratiquement impossible à isoler; il eût fallu pour cela une armée beaucoup plus importante que ne l'avait été celle de la croisade de 1209. La ville n'avait plus de murailles, mais les Toulousains n'avaient pas perdu leur temps et le comte, à peine entré dans la cité, avait donné l'ordre de creuser des fossés, de construire des barricades de pieux et de poutres, des barbacanes de bois; et malgré leur apparente fragilité, ces fortifications improvisées, bien défendues, pouvaient tenir, à moins d'une supériorité numérique écrasante du côté des assiégeants. Or, non seulement les effectifs militaires des assiégés étaient supérieurs à ceux de Montfort, mais la population civile s'était, du vieillard à l'adolescent, de la châtelaine à la petite servante, transformée en une milice de combattants et d'auxiliaires de l'armée. "Onques en aucune ville on ne vit si riches ouvriers, car là travaillaient des comtes et tous les chevaliers, des bourgeois, des bourgeoises, des marchands, les hommes et les femmes, les courtois monnayeurs, les garçons et les filles, les sergents et les trotteurs, chacun porte ou pic ou pelle... chacun a le cœur à la besogne. La nuit tous sont au guet; les lumières et les flambeaux sont placés par les rues, tambours, timbres et clairons font tapage. Les filles et les femmes témoignent de la joie générale par des ballades et des danses chantées sur un air joyeux122". Et pendant ce siège, la plus grande partie des murailles abattues se relèveront, sous les yeux d'un adversaire impuissant.