L'historien, grand admirateur de Foulques, ajoute: "Je me souviens que le pieux évêque disait, en voyant revenir ces ravageurs qui semblaient des gens en fuite: "C'est en fuyant ainsi que nous triomphons de 'nos ennemis d'une merveilleuse manière'. En effet, on invitait de cette façon les Toulousains à se convertir et à s'humilier, en leur enlevant ce qui faisait leur orgueil. C'est ainsi qu'à l'égard d'un malade on agit sagement en éloignant de sa main ce qui pourrait lui nuire s'il en prenait trop. Le pieux évêque agissait comme un père qui ne châtie ses enfants que par affection".
Remarque assez cynique, si l'on pense que ce qui faisait l'"orgueil" des Toulousains, et ce dont ils risquaient de "prendre trop", était tout bonnement leur pain quotidien.
Le comte, occupé par la guerre, désireux de reconquérir sur les Français les places fortes et les points stratégiques, ne disposait pas de forces suffisantes pour s'opposer à cette dévastation de ses domaines. Ce ne sont pas des troupes de vagabonds, mais une armée puissante et bien organisée qui se livre avec méthode à cette guerre sans combat où les adversaires sont les blés, les ceps de vigne et le bétail.
Et cependant, la lutte a retrouvé son âpreté de naguère et, en réponse au massacre de la garnison de La Bessède, les comtes mutilent atrocement les prisonniers (non chevaliers) capturés dans une bataille près de Montech et les lâchent dans la forêt, yeux crevés et mains coupées. Humbert de Beaujeu et les croisés et évêques qui l'accompagnent savent donc que le pays ne se soumettra jamais de bon gré à l'autorité royale; et ces terres ne comprendront "leur véritable intérêt", comme dit Guillaume de Puylaurens, que le jour où leur peuple cessera d'exister en tant que nation.
Le jour approche où le comte de Toulouse commencera à comprendre la nécessité d'un répit, fût-ce au prix d'une capitulation. D'un répit qui pût permettre au pays de panser ses blessures et de préparer sa revanche. Mais si, en consentant à des pourparlers en vue d'un traité de paix avec le roi, Raymond VII espérait procurer à son peuple une chance de retrouver pour quelque temps le repos et un minimum de prospérité, il sous-estimait l'intelligence et surtout le manque de scrupule de ses adversaires. La paix qu'il allait signer devait se révéler plus cruelle qu'une guerre; et sans avoir été vraiment vaincu, il allait se voir imposer des conditions qu'aucun monarque n'imposa jamais à son ennemi, même après la plus écrasante des victoires.
Si la lecture des clauses de ce traité nous stupéfie encore et si nous sommes tentés d'en chercher l'explication dans la rudesse des mœurs de l'époque, nous ne devons pas oublier que les contemporains en ont également été stupéfaits, et que ce triomphe non déguisé de la cause du plus fort était absolument contraire aux lois féodales. On peut se demander par quel étrange malentendu le comte, qui semble n'avoir manqué ni de bon sens ni de courage, a pu signer ce traité; il faut chercher l'explication de ce fait dans l'extrême misère où le peuple était réduit par la guerre.
La croisade royale n'avait fait qu'exaspérer la haine, et que pouvait-on attendre de bon d'un suzerain qui mettait tout son effort à ravager les terres et à déraciner les arbres? En 1229, le comte résiste encore, mais ses plus fidèles vassaux, tels les frères de Termes et Centulle d'Astarac, déposent les armes par crainte de voir leurs domaines subir le sort des environs de Toulouse. La capitale est menacée de famine. Les défaites infligées à des soldats ennemis, qui ne se battent pas sur leur propre sol et sont libres de retourner chez eux quand ils le veulent, paraissent dérisoires à côté des ravages que les combats font subir au pays depuis vingt ans.
Les Français ont perdu, en trois ans, le roi, l'archevêque de Reims, le comte de Namur, le comte de Saint-Pol, Bouchard de Marly, Guy de Montfort, pour ne compter que les chefs. Les pertes en hommes d'armes sont évaluées à vingt mille rien que pour la campagne de 1226, et bien que les historiens du temps n'aient pas pu dresser de statistiques exactes et aient sans doute exagéré les chiffres, il semble bien que les pertes de l'armée française aient été très lourdes. Et la reine et le légat (dont l'énergie ne pouvait cependant pas être mise en doute) se voyaient reprocher par le pape leur lenteur à sévir contre l'hérésie.
Le pape Grégoire IX, élu à la place d'Honorius III mort en 1227, n'est autre qu'Ugolin, cardinal-archevêque d'Ostie, grand ami de saint Dominique; ce vieillard, parent d'Innocent III, était doué d'un tempérament plus intransigeant et plus dominateur encore que celui de son cousin et prédécesseur. Et la régente, quelles que fussent son ambition politique et son zèle pour la foi, devait sans doute ressentir de l'amertume devant les exigences et les menaces dont l'accablait ce pape au moment où elle avait déjà tant de peine à faire respecter en France les droits de son fils mineur.
Bref, ce fut du côté français que vinrent les propositions de paix adressées à Raymond VII, par l'intermédiaire d'Élie Guérin, abbé de Grandselve. Les hérétiques, bien entendu, allaient faire les frais de cette paix, et là-dessus ni le comte ni ses amis ne pouvaient se faire d'illusions. Mais ils ne prévoyaient pas un traité de paix qui serait une annexion pure et simple de leur pays, un traité dont chacune des clauses à elle seule, constate Guillaume de Puylaurens, étonné, eût suffi pour la rançon du comte s'il avait été fait prisonnier. Cet ecclésiastique raisonnait encore en féodal, et jugeait selon des notions de droit que les tendances totalitaires des grandes monarchies et de l'Église allaient rendre de plus en plus fragiles. "C'est à Dieu et non aux hommes qu'il faut attribuer ce traité136", conclut le chroniqueur, avec plus de mélancolie sans doute qu'il ne veut l'avouer.
129 Op. cit., ch. CCXII, 9306-9321.
130 Guillaume Le Breton, Bouquet, XVII, 11 d.
131 Évêque de Toulouse qui protégea la ville contre les Vandales au Ve siècle.
132 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIII.
133 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIV.
134 Cf. Dom Vaissette, op. cit. Le chap. 65 du 1. XXIII: Poètes provençaux, dans le t. VI de l'éd. 1879. p. 556-559.
135 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXVIII.
136 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXIX.
CHAPITRE VIII
DERNIÈRES ANNÉES DE L'INDÉPENDANCE OCCITANE
I - CONSÉQUENCES DE LA GUERRE
Avant d'examiner les causes et les conséquences de ce désastreux traité, il faudrait essayer de comprendre ce que fut la vie du Languedoc dans ces années troublées, mais riches d'espérance qui suivirent la mort de Simon de Montfort.
Les cors et les trompes, les carillons et les cloches qui saluèrent à Toulouse la mort du conquérant retentirent dans des dizaines de villes, des centaines de châteaux qui, repris par les comtes, reconquis par leurs anciens propriétaires, saluaient leur liberté retrouvée.
Le poète de la "Chanson", qui arrête brutalement son récit au milieu des préparatifs du siège de Toulouse par le prince Louis, ne nous raconte pas l'épopée de ces années tragiques au cours desquelles le Midi ne sembla relever la tête que pour être mieux abattu. Mais il est le seul à nous avoir donné une image de ce que put être cette atmosphère de joie fiévreuse, de ferveur, de haine, d'angoisse et d'espoir dans laquelle les populations du Languedoc ont vécu les heures de leur incertaine libération.
Lui seul nous montre Toulouse se préparant à repousser Montfort et travaillant aux barricades tandis qu'à la lueur des flambeaux et des torches, tambours, timbres et clairons résonnent dans les rues et sur les remparts, et les filles et les femmes dansent sur les places en chantant des ballades. Le poète traduit et partage la tendresse exaltée du peuple pour ses comtes, le vieux et le jeune, et montre le peuple baisant à genoux les vêtements de Raymond VI et pleurant de joie, pour courir ensuite se saisir d'armes improvisées et se précipiter à la chasse aux Français, traqués dans les rues et égorgés. Il décrit l'acharnement terrible et presque joyeux des combats, et l'incessant flux et reflux de soldats triomphants ou repoussés, sur les remparts et les ponts, dans les fossés et dans les faubourgs. Il montre le saisissant tableau des armures brillantes, des heaumes et écus peints, vernis, étincelants au soleil, mêlés, au milieu du fracas des armes, à des pieds, des bras, des jambes coupés, des cervelles éclatées, jonchant le sol dans des ruisseaux de sang.