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Témoin de ces jours terribles, il éprouve à les décrire une joie et un orgueil qui sont ceux d'un peuple tout entier, et il serait difficile de nier l'authenticité de ce témoignage, qui n'est partial que pour être trop véridique, et qui montre ce qu'est la liberté pour un peuple menacé de la perdre. Les premières années après la mort de Simon de Montfort, le pays dut vivre les mêmes heures, dans la même ivresse, dans le sang, la misère, les incendies et les feux de joie, les fêtes et les règlements de comptes.

Si les chefs du pays savaient quel danger représentaient encore les prétentions du roi et les anathèmes de l'Église, le peuple, débarrassé de ses oppresseurs, put croire que les mauvais jours étaient passés. Mais les comtes et les seigneurs légitimes rétablis dans leurs droits n'apportaient avec eux que "parage et honneur", et rien d'autre. La Provence et l'Aragon leur avaient fourni des renforts considérables en armes et en hommes, mais c'était encore le peuple du Languedoc qui avait eu à supporter les plus gros frais de la guerre.

Les bourgeois de Toulouse avaient donné sans compter de leurs biens et payé de leurs personnes, avec l'idée qu'il vaut mieux mourir que vivre dans la honte. Mais, après avoir triomphé de Montfort et du prince Louis, la capitale, une des premières villes d'Europe, se retrouvait avec ses maisons en ruines, ses coffres vides, son commerce ruiné, sa population mâle décimée - ce n'était pas pour rien que le pierrier qui lança le boulet qui tua Simon de Montfort était manié par des femmes. Une grande partie des milices toulousaines avait péri à Muret; nous ne savons quel fut le nombre des bourgeois tués dans les combats des rues lors de la révolte de Toulouse, mais il dut être grand puisque la chevalerie croisée avait lutté pendant deux jours contre un peuple mal armé dans une ville non fortifiée. Pendant les huit mois de siège, les milices qui formaient l'infanterie, l'artillerie et les services auxiliaires ont dû, comme dans tous les combats du moyen âge, subir des pertes infiniment plus lourdes que les chevaliers, protégés par leurs armures. Mais, les combattants mis à part, la population civile avait dû être sévèrement éprouvée par la faim, le froid, et les maladies par suite de la démolition de quartiers entiers, de l'impôt monstrueux prélevé par Montfort, et des privations exigées par le siège. Le comte Raymond y avait ensuite amené sa chevalerie et des troupes de mercenaires, et pendant le siège, ravitaillée du dehors, l'armée devait cependant vivre aux frais des Toulousains. Si la guerre enrichit certains commerces elle en paralyse d'autres, et pendant les années de croisade Toulouse (comme les autres grandes villes du Midi) avait cessé d'être le grand centre industriel et commercial qu'elle était avant 1209; fermée aux grandes foires, vidée de ses stocks de marchandises, elle avait besoin de plus d'une année de paix pour réparer ses pertes.

Si Narbonne avait été pratiquement épargnée, Carcassonne, dont tous les biens avaient été réquisitionnés par les croisés en 1209, avait retrouvé assez rapidement un semblant de prospérité, car Montfort qui s'y était installé avait intérêt à y encourager le commerce, et cette ville dut compter parmi ses bourgeois un grand nombre de profiteurs de guerre. Béziers, dévastée et brûlée, s'était relevée presque aussitôt, repeuplée sans doute par des personnes restées sans abri et des parasites de l'armée croisée, joints aux bourgeois qui avaient quitté la ville avant le désastre et étaient venus retrouver ce qui restait de leurs foyers; mais c'était désormais une ville ruinée, qui ne pouvait songer à reconquérir sa puissance et sa prospérité d'autrefois. Des villes comme Limoux, Castres, Pamiers avaient été données en fief à des compagnons de Montfort, qui ne s'étaient pas privés d'en exploiter les ressources au profit de la croisade et à leur propre profit. Les villes d'Agenais et du Quercy avaient souffert moins que les autres, et cependant Moissac avait subi un siège, Marmande avait été pillée et ses habitants massacrés, Montauban, fidèle aux comtes de Toulouse, avait pris une part active à la guerre et perdu bon nombre de ses soldats à la bataille de Muret. Même lorsqu'elles n'avaient pas subi les désastres de la guerre, les grandes cités du Midi, accablées de lourdes taxes par les évêques et les croisés, privées par la guerre d'une partie de leur activité commerciale, étaient considérablement appauvries.

Les grands châteaux, tels que Lavaur, Fanjeaux, Termes, Minerve, etc, qui étaient des centres d'une intense vie mondaine, spirituelle et intellectuelle, avaient souffert plus que les villes, et, pris d'assaut, dépeuplés, démantelés ou durement tenus par l'occupant, portaient le deuil de leurs défenseurs tués, dont les familles dispersées se regroupaient après la libération, comptant les morts et les disparus. Les bûchers de Minerve et de Lavaur, le puits où dame Guiraude avait été enfouie sous les pierres, le gibet d'Aimery de Montréal et de ses quatre-vingts chevaliers, les cent mutilés de Bram, et tant d'autres souvenirs tragiques qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous, mais devaient vivre dans la mémoire des contemporains, invitaient à la vengeance et à la haine plus qu'à la joie.

Le comte de Foix parle (dans la "Chanson de la Croisade") de tous les croisés "traîtres sans honneur et sans foi" qu'il avait eu la chance de tuer ou de mutiler: "De ceux que j'ai tués ou détruits il m'en vient joie au cœur; de ceux qui me sont échappés ou ont fui, il m'en vient mal137". Tel était le sentiment populaire. Peu de temps avant la prise de Lavaur un contingent de croisés allemands désarmés (ou en tout cas pris par surprise)138 avait été massacré par le comte de Foix et son fils: le croisé n'était pas un adversaire, mais une bête malfaisante qu'il fallait détruire par tous les moyens. Et si Baudouin de Toulouse n'avait été que pendu, les prisonniers de moindre rang, même chevaliers, étaient torturés et écartelés sur les places publiques sous les clameurs de joie de la foule. Raymond VII, à plusieurs reprises, se montra chevaleresque envers les vaincus. À Puylaurens, il laissa la vie sauve à la garnison et traita avec respect la veuve du bandit Foucaut de Berzy; lorsque Guy, le fils de Montfort, mourut prisonnier, le comte renvoya le corps à Amaury avec les honneurs militaires. Mais ni le peuple, ni les chevaliers faidits, ni même le comte de Foix n'avaient de ces scrupules, la croisade avait allumé dans le pays une haine implacable des Français, et une haine qui n'était pas près de s'éteindre.

Si la chevalerie occitane avait payé un lourd tribut à la guerre, ses pertes, comme nous l'avons vu, n'étaient rien à côté de celles des combattants à pied, bourgeois ou soldats de profession (sans parler des routiers dont la mort n'était un malheur pour personne, mais qui étaient un puissant instrument de combat), et de celles de la population civile. Car aux vingt mille (ou plus) civils massacrés à Béziers, aux cinq ou six mille de Marmande, il faut ajouter les innombrables victimes des hasards des sièges et des razzias; les armées, dont les routiers faisaient toujours partie, et dont les éléments réguliers étaient eux-mêmes composés de professionnels de la guerre et de fortes têtes, n'étaient jamais tendres pour les civils. La haine et le mépris du soldat pour le civil, qui s'étaient donné libre cours lors des grands massacres, ont dû se manifester dans mainte autre occasion; haïs, traqués, risquant leur vie dans chaque ruelle déserte, dans chaque sente isolée, les soldats croisés ne pouvaient guère se conduire en protecteurs de la veuve et de l'orphelin.