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Si Napoléon Peyrat exagère à coup sûr lorsqu'il parle d'un million d'Occitans tués au cours des quinze années de guerre, il est certain que le pays avait dû subir des pertes en vies humaines dont aucune chronique ni aucun document ne rendent compte, et très supérieures aux chiffres qui ressortent du seul examen des textes. À cette époque où il n'y avait ni recensement régulier ni statistiques. Si les morts des chevaliers sont signalées, les foules de morts anonymes n'apparaissent çà et là que sous forme de cervelles jaillies ou de poumons arrachés traînant dans la boue. Les petites gens, même dans le malheur, n'ont pas d'histoire.

Ses villes appauvries, son commerce ruiné, sa population décimée, le Languedoc libéré était, de plus, menacé par le fléau permanent du moyen âge: la famine. Ses terres, fertiles dans le Toulousain et l'Albigeois, pauvres dans les régions montagneuses, avaient été, des années durant, ravagées avec moins de méthode sans doute que lors de la campagne d'Humbert de Beaujeu en 1228, mais avec autant d'acharnement. Simon de Montfort avait, de 1211 à 1217, ravagé chaque année les vallées de l'Ariégeois espérant ainsi réduire le comte de Foix, et l'on se demande de quoi pouvaient avoir vécu, ces années-là, ces régions déjà pauvres. Dans le Toulousain, dans le Carcassès des vignes furent arrachées, des récoltes brûlées à plusieurs reprises; et l'on peut se rendre compte de ce que représentaient les vignes pour la population semi-bourgeoise, semi-agricole du Midi quand on voit les habitants de Moissac capituler en 1212 "parce que le temps des vendanges était venu". Les vignes peuvent être replantées et les blés repoussent, mais tant d'hommes avaient été tués, ou lancés par la misère sur les routes, devenus mendiants, voleurs des grands chemins ou soldats vagabonds; tant d'autres, épuisés par la faim et les maladies, ne pouvaient fournir le travail nécessaire pour une revalorisation des terres saccagées; il y eût fallu des années. Et, même au paysan le plus attaché à sa terre, la menace permanente d'une armée ennemie fait tomber la cognée des mains, de découragement.

Sans doute, si omniprésent qu'ait été Simon de Montfort, tous les champs et tous les vignobles du Languedoc n'avaient-ils pas été touchés par la guerre, et les peuples du Midi étaient, depuis des siècles, habitués à des désastres de ce genre, quoique à une moins vaste échelle. Il n'en reste pas moins vrai que la dévastation de la campagne toulousaine semble avoir produit le même effet de terreur que le sac d'une grande ville.

Cependant, si l'on se reporte encore une fois à l'auteur de la "Chanson", la politique des chefs était plutôt orientée vers les dépenses que vers l'économie. Dès le début de la reconquête, les Avignonnais disent à Raymond VI: "Ne craignez pas de donner ni de dépenser..." et les comtes et leurs amis devisent "d'armes, d'amours et de dons"139. Le comte promet à maintes reprises d'enrichir ceux qui l'ont soutenu, et Montfort lui-même se dépite de voir ses adversaires "si fiers, si braves, si peu regardants à la dépense". Montfort, dont l'esprit pratique n'était pas la moindre qualité, n'était guère dépensier, et se montrait surtout généreux sur le compte des pays conquis. Pour le comte de Toulouse, la grande gloire était de "donner" et il pouvait tout au plus reprendre sur les Français les domaines qu'ils avaient occupés et les rendre à leurs propriétaires, et encore ces domaines ne devaient-ils être récupérés qu'en assez triste état, et reconquis par la force des armes. Pour pouvoir donner largement il lui eût fallu rançonner ses propres terres, déjà si appauvries; et si grand que fût l'esprit de sacrifice des grandes cités de Provence, leur élan de patriotisme ne pouvait être de longue durée.

Il est évident que l'entretien de ses seigneurs légitimes constituait pour le peuple une charge moins lourde que celui d'une armée occupante; ils avaient intérêt à ménager le pays. Mais il ne faut pas croire que Raymond VII et son entourage de chevaliers allaient, après leurs premières victoires, adopter le genre de vie prescrit à la noblesse languedocienne par cette fameuse charte du concile d'Arles qui avait provoqué la révolte de Raymond VI; qu'ils ne se vêtiraient que de "chapes noires et mauvaises", et n'habiteraient plus "dans les villes, mais seulement à la campagne". L'étalage de richesses était lié aux notions d'honneur et de liberté; le retour de Parage devait être signalé par des fêtes, et si le peuple se contentait de danser en chantant des ballades et de faire sonner les cloches, les chevaliers organisaient des festins et offraient à leurs dames et à leurs amis bijoux et chevaux de race. L'évêque Foulques est loué par Guillaume de Puylaurens pour la façon magnifique dont il traita les prélats convoqués au concile de Toulouse "bien qu'il n'eût pas recueilli de gros bénéfices cet été"140. Et si les évêques, sur leurs diocèses ruinés, parvenaient à prélever assez de vivres pour éblouir leurs hôtes étrangers, les seigneurs ne pouvaient faire moins pour leurs alliés, et amis, car il y allait de leur prestige.

Les troubadours chantent le retour du printemps et de la liberté, et la gloire du comte Raymond. Des mariages princiers sont célébrés. Par des alliances, des dons mutuels, des liens de vasselage renouvelés et renforcés, la noblesse méridionale se regroupe après les années de dispersion qu'elle avait vécues pendant la conquête française. Une grande partie de la chevalerie avait été contrainte à s'exiler ou à fuir dans les montagnes, les seigneurs français établis à leur place avaient épousé des veuves et des héritières occitanes. Le vieux Bernard de Comminges, du haut des murs de Toulouse, avait visé et blessé son gendre Guy de Montfort que sa fille Pétronille avait été contrainte d'épouser: la politique des mariages préconisée par Montfort n'avait guère porté de bons fruits. La plupart de ces gendres et beaux-frères indésirables avaient été tués ou chassés du pays. La restauration de Parage et des traditions courtoises était le premier souci de cette société aristocratique et fière, pour laquelle la croisade avait été un déshonneur personnel en même temps qu'un affront national.

Dans cette guerre, le patriotisme de caste allait de pair avec le patriotisme tout court. Les bourgeois luttaient pour leurs privilèges, les chevaliers pour leur honneur et leurs terres, le peuple pour sa liberté, tous pour leur "langage", pour l'indépendance nationale. La noblesse, forte du prestige des victoires militaires et de sa position de classe dirigeante, avait réparé ses pertes plus rapidement que les classes moyennes et le petit peuple; d'ailleurs, elle continuait à se battre et avait sans cesse besoin d'argent pour la guerre. Mais, en fait, le pays résistait depuis longtemps au-delà de ses forces.

II - LE CATHARISME, RELIGION NATIONALE

L'Église qui, du temps des victoires de Montfort, avait bénéficié de la protection du vainqueur et s'était enrichie de multiples dons, en particulier des biens des hérétiques dépossédés, se trouvait à présent dans une situation plus critique qu'avant 1209, car les comtes et les chevaliers faidits cherchaient non seulement à lui reprendre les biens confisqués, mais encore à s'emparer de ceux que Raymond VI avait été forcé de rendre à l'Église. Encouragé par ses succès militaires, Raymond VII avait même repris le comté de Melgueil devenu fief direct de la papauté et tenu par l'évêque de Maguelonne. Les évêques intronisés pendant la croisade avaient dû fuir leurs villes; Guy des Vaux de Cernay, évêque de Carcassonne, était rentré mourir en France et avait été remplacé par son prédécesseur destitué (et partant populaire) Bernard-Raymond de Roquefort; Foulques, l'évêque de Toulouse excommuniée, n'ose reparaître dans cette ville qui le rend responsable de tous ses malheurs; l'évêque Thédise d'Agde, ex-légat et un des principaux artisans de la croisade, les évêques de Nîmes et de Maguelonne, avaient dû se réfugier dans la catholique Montpellier, avec le primat d'Occitanie, le vieil archevêque de Narbonne, Arnaud-Amaury. Là, à l'abri des émeutes populaires, ils menaient une intense campagne diplomatique, à coups d'excommunications et d'appels au pape, essayant tantôt de se concilier les comtes, tantôt d'attirer sur eux les foudres royales et pontificales.