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Ce millier (à peine) d'apôtres ne pouvait être dangereux que par son ascendant sur les populations, et cet ascendant était énorme, si l'on en juge par le fait que dans un pays où ils étaient connus de tous l'Inquisition n'ait pu en venir à bout qu'après des dizaines d'années d'impitoyable terreur policière. Par la rigueur des mesures qui allaient être prises contre ceux qui les protégeaient, on peut voir à quel point le peuple leur était dévoué.

Ils étaient partout. Nous avons vu qu'ils organisaient des réunions jusque dans Toulouse soumise à Montfort; après la reconquête du pays par ses seigneurs légitimes - presque tous croyants eux-mêmes - rien ne pouvait plus freiner la diffusion de leur mouvement; il ne semble pas qu'ils aient joui de la même liberté qu'avant la croisade; les comtes avaient beau être favorables à l'hérésie (Roger Bernard de Foix l'était ouvertement, Raymond VII avec discrétion), le danger même qu'ils attiraient sur leur patrie forçait les parfaits à la prudence. À cette époque furent fondés des ateliers de tissage qui étaient en réalité des sortes de séminaires cathares, tel celui de Cordes, dirigé par Sicard de Figueiras, et visité par toute la noblesse de la région. Guilhabert de Castres (qui, de fils majeur, fut promu évêque de Toulouse vers 1223) tenait une maison et un hospice à Fanjeaux, près de Prouille où se trouvait le premier couvent dominicain. Or, le pape protégeait ouvertement le nouvel ordre des Frères prêcheurs dont l'illustre fondateur était mort en 1221. L'infatigable évêque cathare passait sa vie en tournées pastorales; il dirigeait les communautés de Fanjeaux, de Laurac, de Castelnaudary, de Montségur, de Mirepoix, sans compter Toulouse qui s'honorait de l'avoir pour évêque. À cette époque, il devait avoir près de soixante ans, puisque trente ans plus tôt il dirigeait déjà la maison de Fanjeaux, et qu'il devait mourir une vingtaine d'années plus tard. En 1207 il avait tenu tête à saint Dominique et aux légats lors de la conférence contradictoire de Montréal; de 1220 à 1240 on trouve des traces de son passage dans la plupart des villes et châteaux du Toulousain, du Carcassès, du comté de Foix. Il se trouvait dans Castelnaudary pendant le siège que la ville eut à soutenir contre Amaury de Montfort en 1222; plus tard, lorsque les cathares seront de nouveau en butte aux persécutions, c'est lui qui demandera à Raymond de Péreille, seigneur de Montségur, de mettre son château à la disposition de leur Église et d'y organiser le quartier général de la résistance cathare. La date et les circonstances de sa mort nous demeurent inconnues.

Il est un peu déconcertant de constater que sur cet homme qui semble avoir été une des grandes personnalités de la France du XIIIe siècle (ainsi que sur les autres chefs du mouvement, tels Bernard de Simorre, Sicard Cellerier, évêque d'Albi, Pierre Isarn, évêque de Carcassonne brûlé en 1226, Bernard de La Mothe, Bertrand Marty successeur de Guilhabert, et tant d'autres), l'histoire nous apprenne si peu de chose, alors que nous n'ignorons rien de la correspondance d'Innocent III ou des colères et des élans de piété de Simon de Montfort. L'histoire des faits et gestes de ces apôtres persécutés eût peut-être été aussi féconde en inspiration et en enseignement que celle d'un saint François d'Assise; ils étaient, eux aussi, des messagers de l'amour de Dieu. Il n'est pas indifférent de penser que ces flambeaux-là ont été éteints à jamais, leurs visages effacés, leur exemple perdu pour ceux que, dans les siècles suivants, il eût pu aider à vivre.

Si rien ne peut réparer ce crime contre l'Esprit, du moins devons-nous, en avouant notre ignorance, reconnaître que quelque chose de grand a été détruit. L'histoire du moyen âge telle que nous la connaissons serait fausse sans cette grande place demeurée vide.

Devant la puissance grandissante de l'hérésie, l'Église du Languedoc ne semblait plus posséder de moyens d'intimidation suffisants; et si les évêques eux-mêmes avaient été obligés de se réfugier à Montpellier, que pouvaient les simples clercs et les curés? Malgré les offres réitérées du comte de Toulouse qui promettait d'expulser les hérétiques, le clergé ne pouvait se sentir en sûreté que sous l'autorité du roi de France; eût-il le plus fort désir de chasser les hérétiques, le comte n'eût pu le faire qu'à l'aide d'une armée étrangère, ce qu'il ne souhaitait évidemment pas.

Mais si, pendant les années de libération, l'Église était pratiquement impuissante, elle ne restait pas inactive. L'ordre des Frères prêcheurs, créé par saint Dominique et reconnu le 11 février 1218 par Honorius III, avait dès avant la croisade pris racine dans le pays toulousain sous le patronage de Foulques, alors qu'il n'était pas encore un ordre monastique indépendant, mais simplement une communauté de religieux plus particulièrement destinée à lutter contre l'hérésie.

Nous avons vu quels ont été les débuts de l'activité de saint Dominique dans le Languedoc. La fondation du monastère de Prouille à quelques kilomètres du grand centre cathare de Fanjeaux ne manquait pas de hardiesse à l'époque où les hérétiques étaient les maîtres de la région. Trois ans plus tard la croisade renversait la situation, et les ennemis de saint Dominique étaient persécutés eux-mêmes et privés de leurs terres; Simon de Montfort, qui vénérait le chanoine d'Osma, attribuait au nouveau monastère une partie des domaines confisqués sur les seigneurs de Laurac, maîtres de Fanjeaux. Les mêmes seigneurs devaient reprendre leurs terres après la victoire de Raymond VII. Mais les moines de Prouille jouissaient déjà de la protection toute spéciale de la papauté, et leurs frères avaient essaimé des communautés non seulement dans le Languedoc, mais à travers toute l'Europe.

Saint Dominique a été, incontestablement, un des chefs de la lutte contre l'hérésie dans le Languedoc, peut-être même le vrai grand chef spirituel; pendant la croisade, les légats étaient trop pris par la guerre et la diplomatie pour avoir le temps de s'occuper des hérétiques; parmi les évêques, le seul qui ait fait preuve d'énergie dans la lutte contre l'hérésie a été Foulques de Toulouse, et il a été, dès le début, aidé et peut-être inspiré par saint Dominique. Un historien éminent comme Jean Guiraud suggère même que ce dernier ne fut pas étranger à la création de la Confrérie blanche de Toulouse; l'évêque et le chanoine de Prouille étaient animés du même zèle pour la foi et du même esprit combatif.

Pendant dix ans, saint Dominique avait exercé dans le Languedoc un apostolat que les progrès de la croisade rendaient à la fois équivoque et moralement pénible; il est à supposer que les Frères prêcheurs se recrutaient parmi les plus fanatiques des catholiques et non parmi les hérétiques convertis. En tout cas, après avoir laissé Prouille sous la direction des Frères Claret et Noël, Dominique s'installa à Toulouse même, où il devint le plus fidèle auxiliaire de l'évêque. En juillet 1214, Foulques établit un acte par lequel, "pour extirper l'hérésie et éliminer le vice, enseigner la règle de la foi... nous établissons prêcheurs dans notre diocèse frère Dominique et ses compagnons144".

Dominique faisait partie de la suite de l'évêque forcé à l'exil, et nous l'avons vu, à Muret, se distinguer par l'ardeur avec laquelle il priait pour la victoire des croisés, invoquant Dieu avec des clameurs et des supplications. Le fougueux prédicateur, que sa mère dans un rêve prophétique avait vu sous la forme d'un chien aboyant (contre les ennemis de Dieu), ne pouvait rester inactif dans l'attente du triomphe des armées du Christ; il continuait son œuvre de prédication, et formait les cadres de son ordre futur; il groupait autour de lui des hommes ardents et intrépides, dévoués corps et âme à l'œuvre de prédication et d'extermination de l'hérésie.