Protégé par l'évêque de Toulouse qui lui confiait tout spécialement l'office de la prédication, il était, en outre, investi par le légat Arnaud du pouvoir d'inquisition, c'est-à-dire qu'il était reconnu pour une autorité compétente en matière d'orthodoxie; il lui appartenait de "convaincre" les hérétiques, et aussi de déclarer absous et réconciliés ceux qui se convertissaient; de leur imposer des pénitences et de leur délivrer des certificats prouvant leur retour dans le sein de l'Église. Si nous ne possédons qu'un seul de ces certificats (il y en eut peut-être davantage...), nous possédons des témoignages de diverses personnes converties pendant la croisade, en 1211, en 1214, en particulier dans la région de Fanjeaux. Ses biographes145 signalent un autre fait qui montre que saint Dominique était en rapports directs avec la justice ecclésiastique et qu'il procédait à l'interrogatoire de personnes inculpées d'hérésie; en effet, plusieurs hérétiques qui avaient, malgré les objurgations du saint, persisté dans leurs erreurs, devaient être livrés au bras séculier et, Dominique ayant regardé l'un d'eux, comprit qu'il pouvait être ramené à Dieu et intervint pour lui épargner le bûcher; et cet hérétique endurci devait réellement se convertir vingt ans plus tard146. Cet acte de clémence de saint Dominique nous fait supposer qu'il eût pu, s'il l'avait voulu, sauver du bûcher les autres condamnés, en espérant qu'ils se convertiraient un jour, dans cinq, dix ou vingt ans. Étant donné son caractère intrépide, il semble peu probable qu'il ait refusé d'intervenir en faveur de ces malheureux par crainte du légat ou par peur d'affaiblir l'autorité de l'Église. Pour excuser un homme qui a le pouvoir de sauver son prochain d'une mort atroce, et n'use pas de ce pouvoir dans toute la mesure du possible, on peut invoquer soit la lâcheté, soit une grande dureté de cœur, soit un fanatisme poussé à l'extrême; s'il est difficile d'excuser un tel homme, il est encore plus difficile de l'admirer.
Ce fut en lui, pourtant, que devait s'incarner la résistance catholique à l'hérésie, et son esprit devait dominer l'ordre des Frères prêcheurs qu'il avait créé et qui allait faire en quelques années des progrès foudroyants. À sa mort, en 1221, son ordre compte de nombreux couvents et jouit de la plus grande faveur du Saint-Siège. Nous aurons maintes fois l'occasion de revenir sur cet ordre, sur l'esprit qui l'animait et l'histoire de son développement. Un fait est certain: il est né de la croisade, et devait rester longtemps imprégné du souvenir de ces années sanglantes; il n'avait pas été créé pour apporter l'apaisement des esprits, et ne prêchait ni la charité ni le pardon.
La croisade du roi Louis avait plongé le Languedoc renaissant et encore meurtri dans un désespoir dont seules peuvent rendre compte les innombrables défections, les capitulations en masse, qui, en quelques mois, livrèrent à l'armée royale plus de la moitié du pays. Ce désespoir dut être de courte durée, la résistance se réorganisa rapidement, la mort du roi permit de nouveau tous les espoirs et les Français installés dans la place ne s'y maintenaient qu'à grand-peine, grâce aux renforts envoyés de France. Mais le légiste qu'était Romain de Saint-Ange avait eu le temps, au cours de la brève campagne de 1226, de réorganiser la conquête royale sur le modèle des statuts de Pamiers, en renforçant encore les mesures prises contre les hérétiques. Là où les Français ne sont pas les maîtres, ces nouvelles lois sont lettre morte; mais la chasse aux hérétiques a recommencé depuis 1226: l'évêque cathare de Carcassonne, Pierre Isam, est brûlé à Caunes et le diacre Gérard de La Mothe brûlé après la prise de La Bessède. La croisade a recommencé; et si le pays est plus décidé à résister qu'en 1209, il est trop épuisé pour tenir longtemps.
Grâce à la croisade, le Languedoc est devenu plus "hérétique" que jamais; du moins, la guerre l'avait-elle réduit à un état de faiblesse assez grand pour que la véritable répression de l'hérésie fût enfin possible. Le roi, ou plutôt la régente, songeait sans doute avant tout à s'annexer une province avec le concours de l'Église. Pour l'Église, l'hérésie représentait un tel danger qu'elle se souciait peu de l'incalculable dommage matériel et moral que cette annexion pouvait causer au pays. Le malheur des temps avait voulu que, suivant les douloureuses paroles de Dante au sujet de Foulques, les bergers fussent transformés en loups.
Et il semble bien que pour le Languedoc, l'Inquisition ait été un malheur plus grand encore que l'annexion royale.
III - LE TRAITÉ DE MEAUX
Après vingt ans de guerre, le Languedoc fut réuni à la France de la façon la plus traditionnelle, en apparence la plus légale du monde: par le mariage de l'héritière du comté de Toulouse avec un frère du roi de France. Si, au lieu d'une fille, Raymond VII avait eu un fils, la conquête française eût pu être encore longtemps contestée et la maison de Toulouse eût peut-être, avec le temps, réussi à recouvrer une partie de son indépendance. La maison de Saint-Gilles était trop populaire dans le pays, le droit d'héritage trop universellement reconnu comme sacré pour que la spoliation pure et simple des comtes de Toulouse fût possible; l'aventure de Simon de Montfort l'avait bien prouvé.
Raymond VII n'avait qu'une fille et la comtesse Sancie, depuis neuf ans, n'avait pas donné d'autre enfant à son époux. Si, en 1223, le comte songeait déjà à répudier l'infante d'Aragon pour épouser la sœur d'Amaury de Montfort, c'est qu'il savait sans doute que sa femme ne lui donnerait plus d'héritier. L'Église ne voulait pas consentir à un divorce qui eût favorisé les visées dynastiques de Raymond. (Les mariages princiers, à l'époque, se faisaient et se défaisaient au gré des intérêts politiques, mais l'Église seule avait le pouvoir de les annuler et n'approuvait que les répudiations qui pouvaient servir sa cause, ou qui, du moins, ne la gênaient pas).
La petite princesse Jeanne était donc destinée d'avance à devenir l'instrument de la conquête royale. Son père, soucieux de se donner un gendre qui pût devenir un allié, l'avait promise au fils d'Hugues de Lusignan, comte de La Marche, le plus puissant seigneur du Poitou et adversaire déclaré du roi de France. Sous les instances et les menaces de Louis VIII, le comte de La Marche dut, en 1225, renvoyer à son père l'enfant déjà confiée à sa garde.
Ce fut donc sur les bases d'une alliance matrimoniale que la régente conçut le traité de paix qu'elle fit proposer au comte par l'intermédiaire de l'abbé de Grandselve. C'est au deuxième fils de Blanche, Alphonse de Poitiers, que sera destinée la petite comtesse de Toulouse; en 1229, les deux enfants ont neuf ans chacun.
Pour rendre ce mariage possible, il faut une dispense du pape: Raymond VII est parent à la fois de Louis VIII (sa grand-mère paternelle, Constance, était la sœur de Louis VII) et de Blanche de Castille (sa mère, Jeanne d'Angleterre, était la sœur d'Éléonore, la mère de Blanche; toutes deux étaient filles d'Éléonore d'Aquitaine). Cette parenté assez étroite, si elle constituait, en principe, un obstacle canonique au mariage, semblait être, à première vue, une garantie pour l'avenir: le règlement de la question du Languedoc prenait presque l'aspect d'une affaire de famille; en sollicitant pour son fils la main de la princesse Jeanne, Blanche de Castille avait l'air de traiter Raymond en parent plutôt qu'en ennemi.
Cependant, les conditions proposées par la reine et transmises à Raymond VII par les bons offices de l'abbé de Grandselve étaient exceptionnellement dures, si l'on songe qu'outre ce mariage forcé qui apportait le Languedoc en dot à la couronne de France, on demandait au comte des garanties et des indemnités qui mettaient d'ores et déjà la province sous la dépendance de la royauté.