Dans la France du Nord, les communautés hérétiques étaient peu nombreuses, et contraintes à s'entourer de mystère, la majorité de la population étant hostile à l'hérésie. Cependant, le succès des mouvements de Vézelay, d'Arras, l'existence de colonies puissantes comme celle de Montwimer ou de la Charité, fait penser que les cathares étaient plus nombreux que les pouvoirs publics et l'Église ne le soupçonnaient. En France, le catharisme ne représentait pas encore un danger sérieux pour l'Église au début du XIIIe siècle, les membres des diverses communautés ne pouvant former qu'une société occulte, donc assez peu combative. Il n'est pas certain que ce mouvement n'eût pas été capable de s'amplifier et de paraître au grand jour comme il l'avait fait en Italie et dans le Languedoc cinquante ans plus tôt, si l'Église n'avait pas concentré sur la lutte contre l'hérésie tous les efforts de sa politique extérieure et de son organisation interne. Si la France, le plus catholique des pays chrétiens, entretenait des foyers d'hérésie assez tenaces pour que la création d'une Église cathare de France ait été jugée nécessaire par les évêques (cathares) de Bulgarie et du Languedoc, c'est que dans les autres pays catholiques le catharisme songeait déjà à disputer à l'Église de Rome sa suprématie.
De beaucoup la plus faible numériquement, l'Église cathare, à la fin du XIIe siècle, commençait déjà à se donner l'allure et les prérogatives d'une Église universelle; son prestige moral était grand partout où elle avait quelque influence; elle avait sa doctrine, que l'on retrouve (malgré quelques différences de détail) singulièrement stable et cohérente, toujours la même, au XIe comme au XIVe siècle, en Bulgarie comme à Toulouse ou dans les Flandres, et cette unité de pensée est à elle seule une preuve de la force de cette Église. Elle avait son rituel immuable, sa hiérarchie, ses traditions, sa théologie, sa littérature, elle était déjà de taille à opposer son ordre à elle à l'ordre de l'Église établie.
Nous avons vu le crédit dont elle jouissait dans le Languedoc; ce ne serait pas sortir de notre sujet que de proposer un très bref aperçu de l'histoire des Églises cathares des autres pays où l'hérésie était déjà assez forte pour être officiellement ou officieusement reconnue. Seules la grandeur et la réalité du danger expliquent l'attitude de l'Église romaine, depuis la croisade et le concile de Latran jusqu'à l'établissement de l'Inquisition. On ne peut pas dire que la politique de tyrannie et d'oppression adoptée par l'Église ait été un simple abus de pouvoir; si elle fut, à la longue, désastreuse pour l'Église elle-même, elle n'en correspondait pas moins à une nécessité vitale. En brûlant les hérétiques, Rome n'accablait pas un ennemi désarmé, elle se défendait contre un adversaire redoutable, qui avait sur elle l'immense avantage d'apparaître comme le champion de la liberté spirituelle. Pour peu qu'elle soit combative et organisée, une Église persécutée est toujours moralement plus forte qu'une Église établie; Rome ne devait parvenir à détruire les cathares qu'en détruisant dans l'Église catholique une bonne partie de sa raison d'être. Sans doute eût-elle mieux défendu sa foi en cédant la place à l'ennemi et en rentrant dans les catacombes. Mais l'Église romaine, depuis longtemps, n'était plus seulement une Église, mais une caste, une classe sociale et une puissance politique.
L'Église cathare n'était encore rien de tout cela: elle n'avait à défendre que des intérêts spirituels. Elle avait beau jeu, en attaquant Rome: dans beaucoup de pays catholiques l'Église romaine ne représentait ni une puissance civilisatrice, ni une tradition nationale, ni une protection contre l'anarchie féodale, mais une religion étrangère imposée de force par les pouvoirs publics.
Les Slaves des Balkans et de Hongrie, chez lesquels le rite grec s'était déjà répandu grâce aux travaux des Bulgares Cyrille et Méthode (qui avaient traduit la liturgie et les Écritures en langue vulgaire), restaient pofondément hostiles au clergé catholique qui leur imposait le latin, et les moines des nombreux couvents qui existaient dans ces pays, au lieu d'être le soutien de l'Église, en étaient les adversaires les plus dangereux car, méprisés et opprimés par le clergé latin, plus proches des traditions populaires que de la culture imposée par Rome, ils avaient tendance à embrasser les doctrines hérétiques et à les répandre grâce à leur autorité de ministres du Christ. D'autre part, les évêques et prêtres catholiques étaient, dans les pays slaves, très peu nombreux, n'avaient aucune influence sur le peuple, et donnaient l'exemple de la plus scandaleuse corruption.
À l'époque d'Innocent III, la Hongrie, la Croatie, l'Esclavonie, la Bosnie, l'Istrie, la Dalmatie, l'Albanie (de même que la Bulgarie, la Macédoine et la Thrace, d'obédience grecque) étaient des pays où la religion cathare jouissait de la plus grande liberté et souvent de la protection officielle des chefs de l'État. À la fin du XIIe siècle, en Bosnie, le "ban" ou prince Kulin, gouverneur de cette province, était acquis à l'hérésie, ainsi que toute sa famille. En Dalmatie, le diocèse de Trugurium était un des grands centres du catharisme, connu non seulement dans les Balkans mais en Europe occidentale; dans les villes de Split, de Raguse, de Zara, presque toute la noblesse était hérétique. Non seulement la Bulgarie, pays d'origine du catharisme, mais Constantinople même avait un évêché cathare des plus importants. Dans ces pays les évêques eux-mêmes manifestaient de la sympathie pour les doctrines cathares, tels Daniel de Bosnie, ou Arrenger, de Raguse.
Dès l'avènement d'Innocent III les évêques des pays slaves, effrayés par les progrès de l'hérésie, tentèrent d'intimider les adversaires par des persécutions, puis par des appels aux princes. Le roi de Hongrie, fidèle au pape, tenta d'exercer une pression sur le ban de Bosnie, qui fit quelques concessions apparentes; mais son successeur Ninoslas protégea les cathares plus ouvertement encore et fit nommer un hérétique au siège épiscopal vacant par la mort de Daniel. La Bosnie devint officiellement hérétique, aucun service catholique ne fut plus célébré dans le pays, et à partir de 1221 cette province fut une des terres d'élection du catharisme et offrit refuge et secours aux cathares persécutés des autres pays.
Innocent III faisait cependant des efforts pour convertir les Bulgares, soumis à l'Église de Byzance et où les cathares ou bogomiles étaient particulièrement nombreux: après avoir couronné le tsar bulgare Kalojan, qui s'était soumis à Rome pour bénéficier de l'aide du pape contre les Grecs, Innocent III vit son protégé accorder sa protection aux seigneurs hérétiques de sa province; Jean Azen, tsar de Bulgarie à partir de 1218, laissa aux cathares pleine et entière liberté de prêcher et d'exercer leur culte.
En Hongrie, les rois Émeric, puis André II, sincèrement catholiques et poussés par les papes Innocent III, puis Honorius III, tentèrent à plusieurs reprises d'exterminer l'hérésie dans leur pays. Avec leur aide, les évêques et les légats menèrent une lutte serrée contre les cathares de Bosnie et, en 1221, le moine hongrois Paul fonda un couvent de Frères prêcheurs à Raab; mais dès leur première mission en Bosnie, trente-deux Dominicains furent noyés dans la rivière par la foule exaspérée par leur prédication. Et malgré l'apparente soumission du ban Ninoslas, l'hérésie resta si puissante dans cette province qu'en 1225 Honorius III fit prêcher une croisade; sans succès d'ailleurs. L'archevêque de Colocza donne deux cents marcs à Jean, seigneur de Sirmie, pour l'engager à prendre la croix, et encore ne parvient-il pas à l'y décider; seul le roi de Hongrie, Coloman (fils d'André II), tente une action militaire en 1227, sans grand résultat.
Pour contrebalancer, en Bosnie, l'influence de l'unique évêque (lui-même passé à l'hérésie), le pape institue un second évêché, où il place le Dominicain allemand Jean de Wildeshusen, lequel se rend vite impopulaire par ses violences. Pour réduire à l'obéissance le ban de Bosnie, le pape fait appel au duc Coloman d'Esclavonie, comme naguère, pour le Languedoc, il avait fait appel au roi de France; Coloman, à la tête d'une nouvelle croisade, obtient ou prétend avoir obtenu quelques succès (1238), mais l'hérésie n'en semble nullement ébranlée. Le pape envoie un nouvel évêque dominicain qui, deux ans plus tard, découragé, abandonne son poste.