Ce ne fut pas à Toulouse même, mais à Orange, que le légat examina le procès de ces hérétiques; il tint concile à Orange pour promulguer, dans les États du Languedoc soumis au roi de France, les règlements qu'il avait déjà institués à Toulouse. L'évêque de Toulouse, Foulques, l'avait accompagné, et ce fut lui qui, de retour à Toulouse, se chargea d'imposer aux accusés les pénitences que le légat avait ordonnées. Romain de Saint-Ange quitta le Midi de la France pour retourner à Rome, où le pape n'allait pas tarder à le nommer évêque de Porto.
III - IMPUISSANCE DE L'ÉGLISE ET RÉACTION DOMINICAINE
À ce moment-là, le légat put croire que l'"Église avait enfin trouvé la paix dans ce pays" (G.Pelhisson). Mais son acte d'inquisition, malgré le bûcher du parfait Guillaume et la citation en masse de suspects, ne dut pas faire grande impression sur les Toulousains. L'évêque Foulques, auquel était confiée la tâche de la répression de l'hérésie, était si impopulaire qu'il n'osait pas se déplacer sans escorte armée et avait du mal à percevoir les dîmes qui lui étaient dues. Le comte, cela se comprend assez, ne faisait absolument rien pour défendre les droits de son évêque, et le vieux prélat s'en plaignait amèrement, disant, avec un involontaire cynisme: "Je suis prêt à être de nouveau exilé, puisque je n'ai jamais été mieux qu'en exil154". Foulques, du reste, n'occupera pas longtemps le siège épiscopal de Toulouse; âgé, fatigué, et surtout découragé par l'hostilité invincible que lui témoignent ses diocésains, il se retirera au couvent de Grandselve où il se préparera à la mort en composant des cantiques. Il mourra en 1231.
La répression méthodique de l'hérésie, imposée par le traité de Meaux et solennellement inaugurée par Romain de Saint-Ange, s'avérait pratiquement irréalisable. Les mesures policières prises contre l'hérésie par un pouvoir ecclésiastique moralement isolé du reste du pays n'avaient, semble-t-il, servi qu'à créer chez les hérétiques et leurs partisans un esprit de dissimulation systématique et consciente; les lois nouvelles restaient sans vigueur, parce que toutes les personnes qui avaient affaire, de près ou de loin, à des gens d'Église, protestaient de leur orthodoxie, et qu'en fait la vie du pays échappait au contrôle d'une police ecclésiastique insuffisamment nombreuse et par conséquent peu redoutée.
"Les hérétiques et leurs croyants, dit le Dominicain Guillaume Pelhisson en parlant des années qui suivirent le traité de Meaux, s'armèrent de plus en plus, multipliant leurs efforts et leurs ruses contre l'Église et les catholiques. Ils firent à Toulouse et dans ses alentours plus de mal que pendant la guerre155".
Nous ne connaissons de l'activité des cathares durant cette période que des faits qui ont pu être constatés grâce à des procès, des enquêtes, ou ceux qui étaient de notoriété publique; même de ces derniers une grande partie a dû échapper à des juges qui ne pouvaient être omniscients et que personne ne se souciait de mettre au courant.
Les seigneurs de Niort, héros du long et spectaculaire procès sur lequel nous aurons à revenir, hébergeaient publiquement cinq parfaits dont ils ne voulaient pas se séparer malgré les injonctions de l'archevêque de Narbonne, organisaient des réunions d'hérétiques et accordaient asile à de nombreux suspects; leur mère Esclarmonde était une parfaite connue dans toute la région, et dont l'activité et l'influence étaient si grandes que ses chefs spirituels lui avaient accordé la dispense spéciale de manger de la viande et de mentir (au sujet de sa foi et de ses coreligionnaires) quand elle s'y trouverait forcée.
Chez le châtelain de Roquefort, en 1233, se tint une grande réunion d'hérétiques et de croyants qui étaient venus de tous les pays des alentours pour entendre la prédication de Guillaume Vidal. Fanjeaux restait toujours un centre officiel de l'Église cathare; toute la chevalerie du pays assistait aux réunions présidées par l'évêque Guilhabert de Castres; et la dame de Fanjeaux, Cavaers, avait, en 1229, solennellement convoqué dans son château de Mongradail toute la noblesse de la région pour l'"hérétication" de son neveu, Arnaud de Castelverdun. À Toulouse, la maison d'Alaman de Roaix (de la famille de ces Roaix qui avaient hébergé le comte de Toulouse chassé de son palais par l'évêque) était une véritable "maison d'hérétiques", où l'on recevait les parfaits et parfaites de passage et où se tenaient des réunions. Le château de Cabaret était la résidence du diacre Arnaud Hot; ce château, occupé cependant, en 1229, par les troupes françaises, était déjà deux ans plus tard un lieu de réunion pour les hérétiques de la région. Les parfaits et les diacres cathares parcouraient le pays sans même se cacher, accordaient le consolamentum, prêchaient, bref, exerçaient leur ministère d'une façon à peu près normale. On voit le parfait Vigoros de Baconia visiter ainsi tout le pays toulousain et les pays de l'Ariège; et il ne devait guère se cacher puisque des fidèles, à la nouvelle de son arrivée, accouraient des villes voisines pour entendre ses prédications et ses conseils.
La ferveur religieuse des cathares et de leurs croyants n'avait en aucune façon été ébranlée par les décrets du concile de Toulouse. En revanche, l'exaspération provoquée par la présence de troupes françaises, l'obligation de rendre à l'Église les biens confisqués pendant la guerre, l'obligation, pour le peuple, de payer régulièrement la dîme, l'obligation de rendre aux croisés de Montfort (ou à leurs descendants) les châteaux qu'ils avaient enlevés à leurs propriétaires légitimes - cette exaspération toute naturelle ne cessait de grandir; la paix de Paris, paix de spoliation, imposée au pays sans contrepartie et ne profitant qu'à l'Église, ne pouvait être considérée comme définitive.
La noblesse - surtout celle des vicomtés de Trencavel, - dépouillée et humiliée, et d'ailleurs belliqueuse par vocation et entraînée à la lutte par vingt ans de guerres, ne songeait qu'à comploter en attendant l'occasion de prendre sa revanche. Le pays n'avait déposé les armes que par manque d'argent pour poursuivre la guerre. Le comte, en dépit des engagements qu'il avait pris, ne songeait qu'à freiner les progrès que l'Église et les forces françaises pouvaient faire dans le pays grâce aux facilités que leur avait accordées la paix. Les seigneurs soumis disposaient de leurs terres en maîtres et songeaient d'autant moins à renoncer à leurs droits que leurs serments de fidélité devaient (en principe) les mettre à l'abri des soupçons de l'Église. Les autorités locales - bailes et viguiers des seigneurs - s'opposaient ouvertement aux recherches et aux arrestations des hérétiques, et ne sévissaient pas contre ceux qui prenaient les armes contre les fonctionnaires du roi.
Ainsi le sénéchal André Chauvet (ou Calvet) fut-il assassiné, en 1230, lors d'une battue qu'il avait organisée pour surprendre les hérétiques de La Bessède156; ce meurtre resta impuni et les seigneurs de l'endroit (les sires de Niort) et même le comte de Toulouse furent accusés de cet attentat. Les mêmes sires de Niort - de l'ordinaire de l'archevêque de Narbonne - avaient envahi, en 1233, les armes à la main, les terres de l'archevêché et, non contents d'avoir emprisonné une partie des serviteurs et enlevé le bétail, ils avaient pénétré dans la résidence de l'archevêque, l'avaient blessé, maltraité ses clercs, emporté le pallium (signe de la juridiction métropolitaine) et beaucoup d'objets précieux, et avaient ensuite incendié le pays. L'archevêque (Pierre Amiel) en avait porté plainte au pape, dénonçant lesdits seigneurs comme des hérétiques et des rebelles, et c'était le moins que l'on pouvait dire. Mais s'il pouvait protester auprès du pape, il ne parvenait pas à se faire rendre justice dans son propre diocèse, et cela malgré la présence des autorités françaises dans le pays.