Le pape ne pouvait faire appel à une nouvelle croisade, le Languedoc étant déjà en partie propriété directe du roi de France, en partie héritage futur d'un frère du roi; et la régente ne se souciait pas de recommencer une guerre longue et coûteuse qui eût compromis les accords du traité de Paris: elle se contentait de menacer de temps à autre Raymond VII, qui se hâtait de donner des gages de sa soumission.
Or, ce n'était plus le comte qu'il s'agissait de soumettre, mais un peuple, ou du moins une forte majorité de ce peuple. Quatre ans après le traité de Meaux l'affaire de l'Église en Languedoc semble plus compromise que jamais.
La répression de l'hérésie - et, tout autant que de l'hérésie, de l'anticléricalisme pur et simple - était difficile parce qu'elle n'était pas organisée, qu'elle dépendait de législations différentes, celle de l'ordinaire de l'évêque étant assurée par une force armée insuffisante, celle du comte peu énergique et suspecte de sympathies pour les hérétiques. Même les seigneurs français avaient, semble-t-il, autre chose à faire que d'entretenir d'incessantes guérillas sous prétexte de rechercher les hérétiques.
Lorsque le Pape décida de confier la répression de l'hérésie à une organisation spéciale, et à des hommes dont le métier d'"inquisiteur" serait l'unique fonction, il ne voulait pas simplement adjoindre un auxiliaire de plus à l'évêque, dans le but de décharger ce dernier d'une partie de ses responsabilités. Il est bien vrai que les évêques avaient déjà tant de soucis et d'obligations diverses qu'ils ne pouvaient consacrer leur vie au pourchas des hérétiques; et pourtant Raymond du Fauga, évêque de Toulouse, ainsi que Foulques, son prédécesseur, ou Pierre-Amiel de Narbonne, n'avaient manqué ni de zèle ni d'énergie dans la défense de la foi. L'Inquisition spéciale que Grégoire IX institua par sa lettre circulaire du 20 avril 1233 devait être, dans l'esprit du pape, un instrument de terreur, ou elle n'avait pas de raison d'être.
Le terme d'inquisition n'avait rien de nouveau, et s'appliquait depuis longtemps à la procédure juridique qui consistait à dépister la présence d'hérétiques dans un pays, et à leur faire reconnaître leurs erreurs. Tous les évêques procédaient périodiquement à des Inquisitions, et faisaient interroger et juger les personnes suspectes d'hérésie; les décrets des conciles de Vérone, de Latran, de Toulouse instituaient en quelque sorte des Inquisitions permanentes, puisqu'ils imposaient non seulement aux évêques mais aux pouvoirs civils l'obligation de rechercher et de punir les hérétiques. Pour la première fois, cependant, Grégoire IX prévoyait la création de dignitaires de l'Église dont le seul rôle serait d'exercer l'Inquisition, des hommes qui porteraient le titre officiel d'inquisiteurs, et qui, en tant qu'inquisiteurs, ne relèveraient pas de l'autorité de l'évêque, mais du pape lui-même. C'était, en soi, une mesure révolutionnaire, puisqu'elle mettait - dans l'exercice de ses fonctions, du moins - un simple moine sur un pied d'égalité avec l'évêque, et l'élevait même en quelque sorte au-dessus de ce dernier. Nous allons voir que les prérogatives de l'inquisiteur allaient être telles que l'évêque ne devait pouvoir ni l'excommunier, ni le suspendre, ni même s'opposer à ses décisions à moins d'un ordre formel du pape.
Le pouvoir accordé à ces hauts commissaires du pape allait être pratiquement illimité. Encore fallait-il choisir des hommes capables de justifier une telle confiance. Cette institution nouvelle n'eût sans doute pas été possible si le pape n'avait eu sous la main une milice religieuse toute neuve, farouchement combative et dont il connaissait bien la force et les possibilités.
Saint Dominique - il ne portait pas encore le nom de saint à l'époque mais allait être canonisé incessamment - était mort en 1221, âgé de cinquante et un ans. Il avait exercé son ministère dans le Midi de la France pendant plus de dix ans (de 1205 à 1217), luttant contre l'hérésie par la patience, par la prédication, puis par la violence, rassemblant autour de lui les éléments catholiques du pays; en 1218, il avait obtenu d'Honorius III la reconnaissance officielle de son mouvement de prédication et de pauvreté sous le titre des "Frères de l'ordre des prêcheurs". L'ascendant de sa personnalité et aussi le profond besoin de réforme et de réaction catholique avaient été tels qu'à la mort de Dominique il existait déjà dans toute l'Europe soixante couvents de Frères prêcheurs. À la mort de son successeur Jourdain de Saxe (1237) il en existait trois cents. Ces couvents avaient essaimé non seulement en France, en Italie, en Espagne, mais jusqu'en Pologne, en Grèce, dans les Pays Scandinaves, au Groenland et en Islande.
Les Frères prêcheurs, ou mendiants, constituaient donc bien un grand mouvement de missionnaires, de combattants de la foi catholique. Leur vie, austère jusqu'au dénuement, héroïquement vagabonde, consacrée à une ardente et inlassable prédication, séduisait les hommes jeunes et énergiques avides de se donner au service de Dieu; et leur mission était non seulement de donner l'exemple de la pauvreté volontaire et de la prière, mais encore et surtout de convertir des âmes à Dieu, en combattant soit l'hérésie, soit les religions païennes ou l'Islam.
Né en pleine croisade, parmi les batailles, les massacres et les bûchers, cet ordre ne pouvait être - dans les pays hérétiques du moins - que cruellement fanatique. C'est ce qui ressort en tout cas de la conduite des Dominicains qui vivaient dans le Languedoc et, en particulier, des inquisiteurs; et cependant, avant l'institution officielle de l'Inquisition, il ne semble pas qu'ils aient eu à déplorer des martyrs, et saint Dominique lui-même, parcourant presque seul des régions où les hérétiques étaient les maîtres, n'eut à subir d'autres mauvais traitements que des quolibets et des cailloux lancés sur lui par des paysans. La croisade avait fait renoncer les partisans des hérétiques à cette attitude de tolérance relative dans laquelle leurs ennemis voyaient déjà le comble de l'intolérance; mais le fanatisme religieux des Méridionaux n'était réellement pas meurtrier car, même lors des émeutes populaires les plus violentes, les moines seront parfois frappés et injuriés, rarement tués (sauf quelques cas dont nous aurons à parler plus tard). À côté de leurs adversaires, les Dominicains dont l'histoire nous a transmis les noms apparaissent comme des hommes d'une trempe tout à fait particulière. Il est évident qu'en s'adressant au prieur des Dominicains de la Province (France méridionale), le pape comptait sur ce dernier jour pour choisir des hommes exceptionnellement zélés pour leur foi; cependant, l'évêque Raymond du Fauga, qui devait se signaler par son fanatisme, n'était pas un inquisiteur; mais il était un Dominicain.
Si le pape avait confié à cet ordre la répression de l'hérésie, c'est qu'il savait pouvoir y trouver des hommes plus ou moins capables de tout.
151 Marcel Fournier, Les Statuts et Privilèges des Universités françaises avant 1789, t. I, p. 439.
152 Voir appendice IV.
153 Recueil des historiens des Gaules, t. XXI, p. 599.
154 Guillaume de Puylaurens, ch. XXXX.