155 G.Pelhisson, Chronicon, éd. Douais, p. 84.
156 Guillaume de Puylaurens, ch. XL.
157 G.Pelhisson, op. cit., id., p. 92.
158 Guillaume de Puylaurens, ch. XLXI
159 Lettre au légat Gautier de Tournay, 18 février 1232.
CHAPITRE X
L'INQUISITION
I - DÉBUTS DE L'INQUISITION
Le 27 juillet 1233, Grégoire IX nommait l'archevêque de Vienne, Étienne de Burnin, légat apostolique pour les provinces de Narbonne, Arles, Aix et Vienne et les diocèses de Clermont, Agen, Albi, Rodez, Cahors, Mende, Périgueux, Comminges, Lectoure et Le Puy, avec mission spéciale d'extirper l'hérésie dans la France du Midi, et étendait les pleins pouvoirs de ce légat aux provinces d'Auche de Bordeaux, d'Embrun, de Catalogne et de la Tarraconaise; et c'est par l'intermédiaire de ce légat que furent confirmés, au nom du Saint-Siège, les pouvoirs accordés aux deux Frères désignés par le provincial des Prêcheurs de Toulouse: Pierre Seila et Guillaume Arnaud. Ce furent les premiers inquisiteurs.
Pierre Seila était un riche bourgeois de Toulouse, un des premiers compagnons de saint Dominique; disciple fervent du moine espagnol, il avait donné une de ses maisons pour y abriter la communauté dominicaine naissante. Guillaume Arnaud était originaire de Montpellier et jouissait d'une grande autorité parmi les Dominicains de Toulouse. À ces hommes, pleins pouvoirs étaient donnés pour procéder contre l'hérésie, sans avoir de comptes à rendre à la justice épiscopale ni à la justice civile; et ces pouvoirs s'étendaient à tout le diocèse de Toulouse et à celui d'Albi.
Le premier acte d'inquisition des deux Dominicains fut la capture de Vigoros de Baconia, qui passait pour le chef des hérétiques de Toulouse. Vigoros fut jugé et exécuté presque aussitôt. En privant l'Église cathare d'un de ses chefs les plus énergiques, les nouveaux inquisiteurs inauguraient leur activité par un coup de maître.
Pierre Seila resta à Toulouse et Guillaume Arnaud partit pour une grande tournée inquisitoriale à travers toute la province. Il visita Castelnaudary, Laurac, Saint-Martin-la-Lande, Gaja, Villefranche, La Bessède, Avignonet, Saint-Félix, Fanjeaux, exigeant le concours des autorités ecclésiastiques de ces lieux pour la recherche des hérétiques et la convocation des suspects. Il faut croire qu'il procéda avec une énergie peu commune, car le comte écrivait dans la même année au pape pour se plaindre de ces plénipotentiaires du Saint-Siège, leur reprochant des faits dont il n'avait jamais accusé les juges de l'ordinaire épiscopaclass="underline" les inquisiteurs, disait-il, s'écartaient de la procédure légale, interrogeaient les témoins à huis clos, refusaient aux inculpés l'assistance des avocats et inspiraient une telle crainte que les personnes qu'ils convoquaient dénonçaient des innocents, tandis que d'autres profitaient du secret dont la déposition des témoins était entourée pour dénoncer comme hérétiques leurs ennemis personnels.
Le comte les accuse également d'intenter des procès à des personnes depuis longtemps réconciliées à l'Église et de châtier comme rebelles ceux qui tentent de faire appel au Saint-Siège. "Si bien, dit-il, qu'ils semblent plutôt travailler pour engager dans l'erreur que pour ramener à la vérité; car ils troublent le pays et par leurs excès excitent les populations contre les couvents et les clercs".
Il semble donc bien qu'à partir de 1233 la répression de l'hérésie dans le Languedoc ait changé d'aspect, et soit devenue beaucoup plus vigoureuse. Et pourtant, les deux Dominicains ne disposaient pas de moyens matériels supérieurs à ceux de l'évêque; plus tard, ils reçurent l'autorisation de se faire accompagner par une escorte armée qui constituait une espèce de garde personnelle et se composait, outre les sergents d'armes, de geôliers, de notaires et aussi d'assesseurs et de conseillers. Ces auxiliaires des inquisiteurs ne devaient jamais être très nombreux et, en 1249, se plaignant de leur nombre excessif, le pape Innocent IV les limite à vingt-quatre en tout par inquisiteur, ce qui fait penser qu'il n'y en avait pas des centaines. Au début, les inquisiteurs ne disposaient même pas d'auxiliaires spéciaux, mais exigeaient le concours des autorités locales, tant ecclésiastiques que laïques.
C'était donc surtout l'énergie hors pair de ces hommes, leur certitude de ne pouvoir être entravés dans l'exercice de leurs fonctions par aucun organisme officiel et les procédés arbitraires et illégaux qu'ils pouvaient se permettre de ce fait, qui faisaient leur force, et il est certain qu'ils réussirent à semer dans le pays une véritable terreur.
Les plaintes du comte montrent que l'activité débordante de ces deux moines provoquait le mécontentement général, ce qui prouve, pour le moins, qu'elle était efficace. Le pape, pour la forme, recommanda à ses inquisiteurs de procéder avec plus de douceur, et écrivit au légat Étienne de Burnin et aux évêques, pour leur demander d'intervenir en cas de besoin pour protéger les innocents, mais il ne semble pas que le zèle des inquisiteurs ait été freiné si peu que ce soit par ces pieux souhaits de Grégoire IX. Bien au contraire, à Toulouse aussi bien que dans le Quercy, l'agitation grandissait sans cesse.
Ainsi, à Toulouse, les inquisiteurs rencontrèrent un adversaire inattendu en la personne d'un certain Jean Tisseyre, habitant du faubourg; cet homme du peuple parcourait les rues de la ville et haranguait la foule en ces termes: "Messieurs, écoutez-moi. Je ne suis pas hérétique: car j'ai une femme et je couche avec elle, j'ai des fils, je mange de la viande, je mens et je jure, et je suis un bon chrétien. Aussi ne croyez pas un mot de ce qu'on dit que je ne crois pas en Dieu. On pourra bien vous le reprocher aussi comme on me le reproche à moi-même, parce que ces maudits veulent supprimer les honnêtes gens et enlever la ville à son maître160". Ces propos subversifs attirèrent, bien entendu, sur Tisseyre, les soupçons des inquisiteurs, qui le firent arrêter et le condamnèrent au bûcher, bien qu'il persistât à se déclarer bon chrétien et catholique. Quand le viguier Durand de Saint-Bars voulut mettre la sentence à exécution, il y eut un soulèvement populaire et la foule manifesta si bruyamment contre les moines et le viguier que le condamné dut être ramené dans sa prison. La colère des bourgeois de Toulouse ne fut pas calmée pour autant, car ils exigeaient la libération de Tisseyre et voulaient détruire la maison des Dominicains qui inculpaient d'hérésie d'honnêtes gens mariés.
Il est propable, en effet, que Tisseyre n'était pas à proprement parler hérétique et que sa conduite était dictée par une indignation parfaitement désintéressée devant les excès de la procédure inquisitoriale. Ce patriote, qui se désolait de voir "ces maudits" chercher à enlever la ville à son maître, sympathisait sans doute avec les hérétiques comme le faisaient beaucoup de gens du peuple, par haine de l'Église. Mais, ce qui est significatif dans l'histoire de ce martyr de la liberté de Toulouse, c'est que, rencontrant dans sa prison plusieurs parfaits qui venaient d'être capturés par G. Denense, baile de Lavaur, il se convertit aussitôt à leur foi et avec tant d'ardeur qu'il se fit accorder par eux le consolamentum et, malgré les adjurations de l'évêque, confessa hautement son adhésion à l'Église cathare et son désir de partager le sort des parfaits. Il fut brûlé avec eux. "Tous ceux qui l'avaient soutenu jusqu'alors, écrit G.Pelhisson, couverts de confusion, le condamnèrent et le maudirent161". Ce qui semble bien montrer qu'on ne le considérait pas comme hérétique.
Si les protecteurs de Tisseyre furent couverts de confusion, les inquisiteurs durent l'être tout autant; la volonté de martyre d'un Jean Tisseyre constituait contre eux une charge tout aussi accablante que l'eût été l'exécution d'un hérétique douteux. S'il n'y eut guère de Toulousains décidés à suivre l'exemple de Tisseyre, son attitude dut raffermir dans la foi cathare beaucoup de sympathisants tièdes ou hésitants, car cet homme qui, de notoriété publique, n'était pas un croyant, avait embrassé cette religion au moment où il savait que sa conversion l'entraînait à une mort certaine. Et il devait être populaire non seulement parmi les hérétiques, mais parmi les catholiques qui, dévoués à leur comte, condamnaient la politique de l'Église plutôt que sa doctrine.