Or, en ce qui concerne l'hérésie, les cas de dénonciation et à plus forte raison d'accusation étaient rares; et, après le traité de Paris, les cas de notoriété publique commençaient à l'être également; nous avons vu, dans le procès des seigneurs de Niort, que ces derniers ne manquèrent pas de témoins affirmant leur dévouement à la foi catholique, bien qu'ils fussent des hérétiques déclarés. Or, si de puissants seigneurs, qui protégeaient ouvertement l'hérésie et militaient pour sa cause, parvenaient à passer pour catholiques aux yeux de personnes ecclésiastiques, la masse des simples croyants devait être plus habile encore à dissimuler ses sentiments; et bien des gens pouvaient pratiquer en paix leur religion, quitte à ne pas l'afficher devant des personnes suspectes de sympathie pour les clercs. Dans un pays qui venait de passer par vingt ans de guerre et d'oppression, la force de cet esprit de dissimulation collective devait être assez grande. Une dissimulation qui n'est pas tenue pour de l'hypocrisie, mais pour une légitime réaction de défense, peut aller très loin: ainsi, à Toulouse, A. Peyre, donat du chapitre de Saint-Sernin, professait l'hérésie et fut cependant enterré dans le cloître de l'église.
En fin de compte, seuls étaient hérétiques notoires les parfaits connus pour tels et continuant à exercer leur ministère: ceux-là étaient difficiles à atteindre. Ils étaient des centaines, et les procès des années 1229-1233 ne signalent que quelques cas isolés de captures dues plus ou moins au hasard. La procédure judiciaire devait changer d'aspect pour devenir efficace.
Elle ne pouvait le devenir qu'en s'écartant de la lettre de la loi qui voulait qu'un suspect, pour être traduit en justice, fût dénoncé par une personne de bonne réputation et impartiale, et que l'accusé pût être confronté avec les témoins qui ont déposé contre lui. Or, étaient exclues du droit de témoigner contre un accusé: 1° toutes les personnes qu'il pouvait considérer comme ses "ennemis capitaux", et la définition de cette inimitié capitale embrassait en fait toutes les personnes qui, à une époque quelconque, avaient porté préjudice à l'accusé ou même proféré des injures à son égard; 2° les personnes de sa famille, ses serviteurs et, en général, les personnes dépendant de l'accusé d'une façon quelconque; 3° les excommuniés, les hérétiques, les personnes frappées d'infamie.
Pour des crimes particulièrement graves, dits "crimes exceptés", tels que la haute trahison, la lèse-majesté, le sacrilège et l'hérésie, les consanguins et les serviteurs pouvaient être entendus comme témoins. L'Inquisition étendit ce droit à toutes les autres catégories d'incapables, sauf les ennemis capitaux. Nous avons vu que, pour recevoir le témoignage de Guillaume de Solier contre ses coreligionnaires, le cardinal de Saint-Ange avait dû réconcilier à l'Église et réhabiliter l'ancien parfait. Les inquisiteurs supprimèrent cette formalité (qui les eût forcés à "réconcilier" trop de personnes qu'ils ne souhaitaient nullement traiter en bons catholiques): les témoignages d'hérétiques furent déclarés valables, s'ils tendaient à accuser d'autres hérétiques, sans valeur seulement dans le cas où le témoin était favorable à l'accusé. Les témoignages des personnes frappées d'infamie - voleurs, escrocs, prostituées, etc. - étaient reçus également. Quant aux "ennemis capitaux", étant donné le fait que l'accusé ignorait l'identité des témoins, et que le juge pouvait ignorer les rapports qui existaient entre les témoins et l'accusé, cette restriction n'avait presque plus de sens.
En outre, les accusés ne pouvaient bénéficier du secours d'avocats (bien qu'ils y eussent droit en principe): le seul fait de vouloir défendre un hérétique - ou un homme supposé tel - rendait l'avocat lui-même suspect d'hérésie; ses arguments ne pouvaient être pris en considération et il s'exposait à des ennuis graves; peu d'avocats avaient le courage de se charger de cette tâche aussi ingrate qu'inutile.
Il semble bien que c'est l'audition de témoins à huis clos qui a été la grande invention de l'Inquisition dominicaine (bien que R. de Saint-Ange l'ait déjà plus ou moins pratiquée lors du concile de Toulouse, mais sans l'ériger en système). Elle a été la première et presque la principale cause de la terreur qu'inspiraient les inquisiteurs, et une des grandes raisons de leur succès final. En créant un climat de méfiance et de suspicion dans les communautés les plus unies, ce procédé a été un puissant facteur de désagrégation morale et a fini par rendre impossible une résistance organisée: la résistance ne se manifesta plus guère que là où les pouvoirs publics en prenaient la responsabilité directe. Nous avons vu l'activité des consuls de Toulouse, de ceux du bourg de Narbonne. Nous avons vu les bailes des sires de Niort défendre aux commissions de recherches l'accès de bourgs appartenant à leurs seigneurs; en 1240, les bailes du comte de Toulouse agirent ainsi, par la menace ou la force armée, contre la commission du Frère Ferrier, à Montauriol et à Caraman. Ces faits, plus fréquents sans doute que ne le montre l'examen de documents, étaient malgré tout des exceptions: les officiers et fonctionnaires qui se rendaient coupables de ces actes de rébellion contre l'Église risquaient les peines les plus graves et ne pouvaient agir que sur ordre formel de leurs maîtres; et le comte lui-même, perpétuellement harcelé, menacé, trop faible pour se permettre une attitude de révolte ouverte, n'intervenait que là où l'exécution de ses ordres pouvait, à la rigueur, passer pour une initiative spontanée des pouvoirs locaux.
Les inquisiteurs, eux, n'avaient peur de rien. Si plusieurs payèrent de leur vie leur zèle excessif, leur énergie et leur hautaine assurance en imposaient à une population déjà habituée à voir dans l'Église un terrible danger: les clercs avaient provoqué la croisade et finalement triomphé; même peu nombreux, ils avaient derrière eux la formidable puissance d'une Rome toujours prête à attirer sur le pays de nouvelles calamités.
Quand un inquisiteur, accompagné de notaires, greffiers, geôliers et parfois de quelques hommes d'armes, se présentait dans une ville ou un bourg, il s'installait soit dans le palais épiscopal, soit au couvent des Dominicains s'il y en avait un dans le pays, soit dans tout autre couvent de la ville, et prononçait ensuite un sermon public, flétrissant l'hérésie et proclamant un "temps de grâce", limité en général à une semaine. Ceux qui ne se présentaient pas spontanément durant le temps de grâce risquaient d'être, passé ce délai, poursuivis d'office; les personnes qui se présentaient d'elles-mêmes ne pouvaient encourir de peines graves telles que la confiscation de leurs biens, l'emprisonnement ou la peine de mort; même très compromises elles n'étaient assujetties qu'à des pénitences canoniques.
Donc, même dans une ville où l'hérésie était puissante, un certain nombre de croyants - les plus craintifs, ou ceux qui se savaient des ennemis - accouraient pour s'accuser, avouant parfois des fautes soit imaginaires soit insignifiantes, dans l'espoir peut-être d'en dissimuler de plus graves168.
Les juges, bien entendu, n'avaient que faire de pareils aveux, et pour prouver sa bonne foi le pécheur repentant devait, avant tout, dénoncer des personnes qu'il savait suspectes d'hérésie. On lui promettait le secret sur ses révélations. Il commençait, bien entendu, par accuser ses ennemis ou des gens qu'il ne connaissait presque pas, ou qu'il savait peu compromis. Cependant, la pénitence qui devait lui être imposée était proportionnée non à la gravité de sa faute, mais à la sincérité de son repentir; et cette sincérité se mesurait au nombre et surtout à l'importance des hérétiques dénoncés.
Or, selon toute vraisemblance, les gens qui venaient s'accuser ainsi n'étaient pas des héros; les pénitences canoniques, même sans privation de liberté, pouvaient être dures - nous allons les examiner plus loin - et le secret promis garantissait le suspect interrogé contre des représailles possibles. La lâcheté de beaucoup de convertis spontanés fut le grand et premier auxiliaire de l'Inquisition. Car il suffisait de la dénonciation de deux témoins pour autoriser des poursuites d'office contre un hérétique présumé.