En fait, la grande majorité des suspects n'encouraient que des pénitences canoniques. Or, ces pénitences désorganisaient gravement la vie des personnes qui y étaient condamnées et celle de leurs familles. Ces pénitences étaient les suivantes: 1° le portement de "croix pour hérésie", pénitence inventée ou du moins appliquée pour la première fois par saint Dominique; 2° l'obligation de faire un pèlerinage; 3° l'accomplissement d'une œuvre de charité, comme par exemple l'entretien d'un pauvre pendant plusieurs années ou même toute la vie du pénitent. Ces pénitences n'avaient en elles-mêmes rien d'insolite, et étaient communément utilisées par la justice ecclésiastique. Mais imposées en grand nombre, pour des délits souvent minimes, elles risquaient de devenir un fléau.
Le portement de croix, peine infamante, visait en principe des hérétiques revêtus spontanément convertis (cf. règlements du concile de Toulouse). En fait, les parfaits bénéficiaient rarement d'une punition aussi douce, qui s'appliquait plutôt à des croyants ordinaires; il semble que, dans les premières années de l'Inquisition, cette pénitence n'ait pas été la plias usitée: en effet, le fait d'avoir été hérétique n'était pas une honte, dans un pays où l'hérésie n'inspirait ni haine ni mépris; et si ce châtiment peu sévère était le prix d'une délation grave, il pouvait désigner à l'hostilité des hérétiques des convertis que l'Église avait intérêt à protéger, et même à utiliser comme espions. Plus tard, vers la fin du siècle, ce châtiment devait devenir au contraire très redouté, car il fit des "croisés pour hérésie" de véritables parias, boycottés par leurs concitoyens; aussi devint-il beaucoup plus fréquent.
Les pèlerinages, par contre, de même que les peines pécuniaires, étaient imposés à presque tous les suspects qui s'étaient volontairement présentés au tribunal; ils présentaient l'avantage d'éloigner l'hérétique présumé de son pays pour un temps plus ou moins long; mais on imagine assez les difficultés qui devaient en résulter pour sa famille, pour ses affaires, sans compter le fait que pour des gens sans fortune ces voyages obligatoires entraînaient des dépenses au-dessus de leurs moyens. Beaucoup de pénitents n'étaient ainsi envoyés qu'au Puy ou à Saint-Gilles; mais la plupart devaient se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle ou à Cantorbéry, à Paris ou à Rome; certains, par exemple, au Puy, à Saint-Gilles, à Saint-Jacques-de-Compostelle et à Cantorbéry, ce qui les forçait à traverser les Pyrénées et la Catalogne, revenir en Languedoc, traverser la France, passer la mer, aller à Cantorbéry: un tel pèlerinage, avec le voyage de retour, devait prendre plusieurs mois. Le pénitent était porteur d'une lettre délivrée par le juge et qu'il devait faire viser par les autorités religieuses des lieux de pèlerinage. D'autres pèlerins - en particulier des militaires - étaient envoyés soit en Terre Sainte, soit à Constantinople, où ils devaient servir dans les armées croisées pendant un certain nombre d'années; en général deux ou trois ans, parfois cinq.
En dispersant ainsi sur toutes les routes d'Europe et dans les armées d'outre-mer des milliers et des milliers de croyants, les inquisiteurs se débarrassaient d'un certain nombre d'adversaires possibles; il est facile de voir le préjudice qui pouvait en résulter pour un pays déjà suffisamment appauvri et désorganisé. Encore ces pèlerins forcés devaient-ils s'estimer heureux d'en être quitte à si bon compte. Et cependant, ce genre de pénitences était imposé à des personnes coupables, par exemple, d'avoir adressé la parole à quelques hérétiques au cours d'un voyage en bateau, ou d'avoir, à l'âge de onze ans, adoré un hérétique sur l'ordre de ses parents (ces faits sont cités par B. Gui et sont donc plus tardifs; mais les inquisiteurs de la première heure ne négligeaient aucun fait, si minime soit-il, pour justifier une pénitence; la plupart des suspects ne se voient rien reprocher d'autre que d'avoir écouté des hérétiques ou d'avoir pris part à leurs réunions).
Toute une population - ou du moins une grande partie de la population d'un pays - se voyait ainsi systématiquement traquée, espionnée, harcelée par toutes sortes de mesures de caractère vexatoire. La participation aux sacrements, l'assistance à la messe devenaient elles-mêmes des corvées imposées par une police omnisciente, sous peine de poursuites que l'on savait absolument arbitraires: l'appréciation du délit d'hérésie était à l'entière discrétion de l'inquisiteur, et un homme soupçonné d'une peccadille et refusant de parler était puni plus sévèrement qu'un parfait qui dénonçait spontanément ses frères. Il n'y avait pas là - comme dans le code civil ou criminel - un tarif de peines prévues pour telle ou telle infraction à la loi. Il n'y avait qu'une surenchère à la délation.
D'où l'extrême monotonie des registres de l'Inquisition qui relatent les interrogatoires d'hérétiques: à ces gens on demandait où, quand, chez qui, avec qui ils avaient vu des hérétiques, et pas grand-chose d'autre. Encore La Pratique de Bernard Gui nous apprend-elle que toutes les dépositions des prévenus n'étaient pas bonnes à enregistrer; donc, tout ce qu'ils pouvaient dire pour présenter leur religion ou leurs chefs sous un jour favorable a probablement été escamoté par les greffiers. Du reste, La Pratique de l'inquisiteur nous donne le modèle de l'interrogatoire tel qu'il était pratiqué pour les cathares: "...on demandera au prévenu s'il a vu ou connu quelque part un ou plusieurs hérétiques, les sachant ou les croyant tels de nom ou de réputation; où il les a vus, combien de fois, avec qui et quand";
"item, s'il a eu quelque relation familière avec eux, quand et comment, et qui la leur a ménagée";
"item, s'il a reçu à son domicile un ou plusieurs hérétiques, qui et lesquels; qui les lui avait amenés; combien de temps ils restèrent; qui leur a fait visite; qui les a emmenés; où ils allèrent";
"item, s'il a entendu leur prédication et en quoi elle consistait";
"item, s'il les a adorés, s'il a vu d'autres personnes les adorer ou leur faire révérence à la façon hérétique";
"item, s'il a mangé du pain bénit avec eux et quelle était la manière de bénir ce pain";
"item, s'il a conclu avec eux le pacte convenensa...";
"item, s'il les a salués ou s'il a vu d'autres personnes les saluer à la mode hérétique";
"item, s'il a assisté à l'initiation de l'un d'eux";
"comment celle-ci s'est opérée; quel était le nom du ou des hérétiques; les personnes présentes, l'endroit de la maison où gisait le malade";
"...si l'initié a légué quelque chose aux hérétiques, quoi et combien, et qui a acquitté le legs";
"si l'adoration a été rendue à l'hérétique initiateur";
"si l'initié succomba de cette maladie et où on l'enterra; qui a amené ou ramené le ou les hérétiques";
"item, s'il a cru que la personne initiée à la foi hérétique pouvait être sauvée..." etc. Les autres items portent sur la conversion personnelle du prévenu et sur son passé, sur les autres "croyants" qu'il connaît, sur ses parents, etc170. Les réponses et révélations des croyants interrogés par les premiers inquisiteurs montrent que les juges avaient dès le début pratiqué ce genre d'interrogatoire, et ne cherchaient pas à varier leurs méthodes.
Que ces questions aient été posées à des gens de peu de courage accourant au-devant des juges dès le premier jour du temps de grâce, ou à des malheureux épuisés par des mois de cachot ou par des tortures, les réponses ne varient guère. Des noms. Des lieux. Des dates. "...À Fanjeaux, au consolamentum d'Auger Isam assistaient Bec de Fanjeaux, Guillaume de La Ilhe, Gaillard de Feste, Arnaud de Ovo, Jourdain de Roquefort, Aymeric de Sergent (milites) (déposition de R. de Perrella, 1243), Atho Arnaud de Castelverdun demande le consolamentum dans la maison de sa parente Cavaers à Mongradail, Hugues et Sicart de Durfort allèrent chercher Guillaume Tournier et son compagnon. Les diacres Bernard Coldefi et Arnaud Guiraud résidaient à Montréal et à leurs réunions venaient: Raymond de Sanchas, Rateria femme de Maur de Montréal, Ermengaude de Rebenty, veuve de Pierre, Bérengère de Villacorbier, veuve de Bernard Hugues de Rebenty, Saurina veuve d'Isarn Garin de Montréal et sa sœur Dulcia, Guiraude de Montréal, Poncia Rigaude femme de Rigaud de Montréal... c'était en 1204 171". La déposition relate donc des faits vieux de plus de trente ans. D'ailleurs, mortes ou vivantes, les personnes convaincues d'avoir participé à une cérémonie hérétique, trente, quarante, voire cinquante ans plus tôt, devaient être punies; les morts par l'exhumation et la confiscation des biens de leurs héritiers, les vivants par des peines canoniques ou par la prison.