Autour de ce village collé en nids d'hirondelle contre la haute muraille du château était édifiée une solide palissade de pieux: étant donné la situation du château, les fortifications les plus primitives pouvaient suffire pour repousser n'importe quel assaillant. Mais il est évident que, sur un tel espace et dans de telles conditions, seuls pouvaient vivre des gens prêts d'avance à tous les sacrifices.
De nombreux parfaits et croyants demeuraient au village en bas de la montagne; c'était un lieu de passage, où les visiteurs de toutes conditions, de tout âge venaient faire des séjours plus ou moins longs, pour monter au château, assister au culte, vénérer les parfaits et repartir ensuite reprendre une vie de bons catholiques. Et par la force des choses, Montségur devenait en quelque sorte le quartier général de la résistance cathare et même de la résistance tout court: la classe de la population la plus dévouée à l'hérésie était justement celle qui était la plus indiquée pour l'organisation d'une révolte.
Décimée, ruinée, exilée, la noblesse du Languedoc était encore forte en 1240; la plupart des vassaux du comte de Toulouse, ceux du comte de Foix et une partie des anciens vassaux des Trencavel avaient gardé leurs domaines; ils n'avaient pactisé avec l'autorité occupante qu'à contrecœur et n'aspiraient qu'à être maîtres sur leurs terres; et l'Inquisition était pour eux une source de vexations sans nombre. Si le comte de Toulouse était assez puissant pour s'en plaindre ouvertement, ses vassaux se contentaient le plus souvent d'une opposition sourde mais systématique. Les plus forts, tels les frères de Niort, pouvaient au début se permettre de faire une guerre ouverte à l'Église; d'autres, sans aller jusqu'à envahir le palais de l'archevêque, s'attaquaient aux couvents et aux églises, ce qui était de bonne tradition féodale. Le comte de Toulouse, pour des raisons politiques, ne pouvait permettre à ses vassaux des actes de violence par trop notoires; mais sur les territoires du comte de Foix, les seigneurs étaient toujours plus ou moins maîtres chez eux. C'est dans les Pyrénées, à présent, que s'organisait la résistance armée de la noblesse occitane.
À cheval sur les Pyrénées, les domaines du comte de Foix comprenaient, en Languedoc, la vallée de l'Ariège et les pays environnants; en Espagne, le vicomté de Castelbon que Roger-Bernard possédait par son mariage avec l'héritière de cette terre; par liens d'hommage et de parenté, la noblesse du versant espagnol des Pyrénées était étroitement apparentée à celle du Languedoc méridional; une profonde similitude de race, de langue, de traditions unissait les pays situés des deux côtés des Pyrénées, et si le Roussillon est resté catalan jusqu'à nos jours, au moyen âge le Carcassès, le pays de l'Ariège, le Comminges étaient plus proches de la Catalogne et de l'Aragon que de la Provence ou de l'Aquitaine. Aussi, pendant la croisade, une bonne partie de la noblesse montagnarde du Languedoc avait-elle passé les monts et trouvé un refuge naturel auprès de la noblesse de Cerdagne et de Catalogne. Nous avons vu que Pierre II d'Aragon avait considéré l'attaque des comtés de Foix et de Comminges comme une offense personnelle et que, pour sa chevalerie, la défense du Languedoc avait été un acte de patriotisme. Dépossédés, expulsés de leurs terres, les faidits formaient en Espagne un parti puissant, malgré les sentiments catholiques du jeune roi Jacques I. Raymond Trencavel vivait à la cour du roi d'Aragon, entouré de ses vassaux et de ses amis, et préparait activement sa revanche.
Chassé de Carcassonne par les troupes de Louis VIII, en 1226, après avoir tenu le pays pendant deux ans, ce jeune homme175 bénéficiait du prestige de son père dont le courage et la fin tragique vivaient toujours dans la mémoire des Occitans. Pour tous les pays jadis soumis à la domination des Trencavel, il était le seigneur légitime dont on espérait le retour avec d'autant plus d'ardeur que la situation créée par la paix de Paris provoquait un mécontentement qui croissait avec les années.
Raymond Trencavel n'avait pas à compter sur le secours du roi d'Aragon. Ni le comte de Toulouse ni le comte de Foix ne pouvaient se risquer à soutenir ouvertement un seigneur qui élevait des prétentions sur des terres appartenant à la couronne de France. Il pouvait compter sur l'appui total des faidits - chevaliers sans terres qui n'avaient que leurs bras et leurs armes - et sur l'appui secret des seigneurs soumis au roi et prêts à se révolter à la première occasion.
Olivier de Termes, dans les Corbières, possédait plusieurs châteaux forts qui ne s'étaient pas soumis à l'autorité royale et qui pouvaient servir de dépôts d'armes et de lieux de rassemblement. Et c'est dans les montagnes des Corbières, du pays de Sault, de la Cerdagne, que se préparait le soulèvement de ces seigneurs indigènes qui, n'ayant plus à compter sur les princes qu'en cas de succès, réduits à leurs propres forces, se raccrochaient avec d'autant plus d'ardeur à la foi cathare, qui était déjà, pour la majorité d'entre eux, la foi de leurs pères et, surtout, le symbole de leur liberté.
En 1216, ils s'étaient battus pour le comte de Toulouse; à présent, Raymond VII, signataire du traité de Meaux, harcelé par le roi et le Pape, toujours en quête de nouvelles alliances, toujours en équilibre sur la corde raide, était un appui beaucoup trop incertain; s'il était encore le seul homme capable de réunir toutes les résistances autour de sa personne et de soulever le pays tout entier, on ne pouvait se battre en son nom contre son gré. Mais tout homme était libre de se battre pour sa foi.
C'est pourquoi Montségur fut, pendant dix ans, l'âme et le centre de la résistance occitane. D'Espagne, les faidits passaient les monts pour se recueillir dans le haut lieu vénéré où le culte cathare était célébré avec une solennité qui égalait et dépassait celle de l'époque d'avant-guerre; du Languedoc, les chevaliers qui conspiraient en secret montaient à Montségur pour y rencontrer leurs amis, se concerter, recevoir des instructions; beaucoup de ces pèlerinages devaient avoir un caractère plus politique que religieux et - bien que l'on ne sache rien de leur activité - les parfaits, de petite noblesse eux-mêmes pour la plupart, ne devaient pas rester étrangers à ce mouvement patriotique; et peut-être entretenaient-ils autant leurs fidèles de la libération de leur pays que de la vanité d'un monde créé par un dieu mauvais.
En fait, ce qui est étrange, nous n'en savons rien. Nous savons que Guilhabert de Castres, Jean Cambiaire, Raymond Aiguilher, Bertrand Marty et d'autres recevaient un grand nombre de chevaliers qui ont joué un rôle prépondérant dans la lutte pour l'indépendance. Guilhabert de Castres, qui devait être fort âgé, descendait de Montségur et se rendait sous bonne escorte dans des châteaux de la région pour y faire de brefs séjours; tous ces déplacements étaient organisés d'avance avec beaucoup de soin et dans le plus grand mystère; l'infatigable évêque ne voulait évidemment pas renoncer, par crainte du danger, à visiter ses ouailles; mais il est légitime de supposer qu'il prenait une part active et personnelle au soulèvement qui se préparait, et qu'il encourageait ses fidèles à la lutte plutôt qu'à la non-résistance.
Les témoignages qui nous sont parvenus constatent seulement que tel parfait est venu dans tel endroit, qu'il a rompu le pain et que telles personnes l'ont "adoré"; et en suivant l'activité de dizaines et de dizaines de chevaliers, de femmes nobles, de sergents d'armes qui allaient, venaient, repartaient, revenaient, séjournaient à Montségur, etc., on n'apprend absolument rien, sauf le fait qu'ils écoutaient des sermons. Ainsi verra-t-on, au début du siège de Montségur (13 mai 1243), deux sergents d'armes, le diacre Clamens et trois parfaits descendre du château, traverser les lignes ennemies pour aller jusqu'à Causson, et cette expédition n'aura été entreprise que dans le but d'aller manger du pain bénit avec deux hérétiques de Causson. Il est d'ailleurs possible que l'activité des parfaits et des croyants autour de Montségur ait été dictée par des impératifs strictement religieux et rituels, dont nous ne pouvons mesurer l'importance faute de renseignements précis. Mais le contraire n'est pas impossible.