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Il est peut-être difficile d'imaginer les parfaits organisant une activité terroriste; mais après tout, nous avons vu des évêques et même des saints catholiques se lancer à corps perdu dans la bagarre, le péril que courait l'Église justifiant tous les moyens d'action; et les ministres cathares, en agissant de même, eussent été plus excusables, puisque leur foi était plus violemment persécutée. Ce sont des hommes de Montségur qui ont participé à l'acte de terrorisme le plus retentissant de toute l'histoire de l'Inquisition. Les parfaits ne l'ont pas inspiré, ils l'ont peut-être approuvé. En un moment où la défense de leur Église coïncidait avec celle de leur patrie terrestre, les saints hommes de Montségur, qui étaient après tout faits de chair et de sang, pouvaient être aussi patriotes que des chevaliers faidits.

Raymond de Perella et son gendre Pierre-Roger de Mirepoix étaient parmi les chefs les plus décidés de la noblesse résistante; il est à peu près sûr qu'ils entretenaient des rapports secrets avec le comte de Toulouse; sans doute aussi avec Raymond Trencavel et avec le comte de Foix, et la plus grande partie de la noblesse cathare.

De grands seigneurs comme les sires de Niort avaient fourni une aide matérielle importante aux bons hommes de Montségur après l'hiver 1234, où toutes les récoltes gelèrent sur pied: Bernard-Othon de Niort s'occupa lui-même à rassembler les soixante muids de blé qui furent envoyés à Montségur; la chevalerie de Laurac donna vingt muids, Bernard-Othon de Niort à lui seul dix muids, le reste avait été fourni par les dons des seigneurs et des bourgeois des environs de Carcassonne et de Toulouse. Il y eut d'autres collectes, fort nombreuses, en argent et en nature, destinées aux fonds du château et à son approvisionnement.

Montségur devenait un arsenal; un dépôt d'armes s'y constituait dont l'importance devait être grande ainsi que le montrera la suite des événements; il est à croire que les chevaliers qui venaient pour y prier profitaient de leur pèlerinage pour apporter dans la place leur contribution en lances, flèches, arbalètes ou armures; D. Vaissette pense même que Montségur aurait servi de place d'armes à Trencavel176 ce qui ne semble pas confirmé par les faits, aucun témoin ne faisant mention d'un passage de Trencavel à Montségur. Mais l'immense dépôt d'armes accumulé dans la forteresse pouvait aussi bien être destiné à la défense du château qu'à l'approvisionnement en armes d'une éventuelle armée libératrice.

De plus, Montségur, "capitale" de l'Église cathare du Languedoc, abritait non seulement une grande partie des ministres de la secte, mais aussi un "trésor". Ce trésor consistait, d'abord, en dépôts d'argent, car pour la défense du château et l'entretien d'un grand nombre de parfaits il fallait disposer de sommes considérables, et Montségur devait aider les frères qui militaient dans les régions où ils étaient exposés à la persécution. Le trésor comprenait certainement autre chose: des livres sacrés, peut-être des manuscrits très anciens, des œuvres de docteurs particulièrement vénérés; la littérature cathare était abondante, et les parfaits, pour instruire les fidèles et les néophytes, ne se contentaient pas du Nouveau Testament; tout aussi passionnés de théologie que les catholiques, ils tenaient à conserver la pureté du dogme et attachaient la plus grande importance aux livres qui les aidaient à se maintenir dans la tradition orthodoxe. Le trésor comprenait-il autre chose? Des reliques, des objets considérés comme sacrés? Ce qui est certain c'est qu'aucune déposition n'en a jamais fait mention; il est vrai aussi que l'interrogatoire des inquisiteurs ne prévoit aucune question de ce genre. Il est possible que tel manuscrit de l'Évangile ou tel objet servant au culte aient pu être entourés d'une vénération spéciale - les cathares étant, après tout, des hommes - et gardés à Montségur à titre d'objets sacrés. Mais quelle que fût la nature du trésor de Montségur, l'endroit lui-même commençait à prendre une importance exceptionnelle dans l'esprit de tous les croyants du Languedoc, et il devenait le lieu saint par excellence.

L'était-il avant 1232, ou avant la croisade? Il ne le semble pas. Au temps où les cathares étaient libres de célébrer leur culte où ils voulaient, Montségur n'était un lieu sacré que pour les hérétiques de la région de Foix, l'esprit d'indépendance locale jouant là comme ailleurs. Cependant, sa situation et sa construction montrent qu'il a pu être un temple autant qu'un château; qu'il a très probablement été aménagé en vue de la célébration du culte, à un moment peut-être où l'Église cathare se sentait assez forte pour édifier et consacrer ses propres sanctuaires à l'exemple de l'Église catholique: en 1204 dans la région de Foix, la religion cathare était presque la religion officielle.

Entre 1232 et 1242, le château devint un lieu saint vers lequel les mourants se faisaient transporter, à dos de mulet, par les chemins de montagne, pour y recevoir le sacrement suprême et être ensevelis à l'ombre de ses murailles. Ainsi le chevalier Jordan Calvent, déjà consolé, se fit porter à Montségur pour y mourir; Pierre Guillaume de Fogart, accompagné de deux bons hommes, entreprit le voyage dans un tel état de faiblesse qu'il ne put arriver jusqu'à Montségur et s'arrêta à Montferrier où il mourut. Des femmes nobles des régions environnantes s'y retiraient pour y recevoir le consolamentum et y vivre dans la prière: en 1234, Marquesia de Lantar, belle-mère de R. de Perella, s'y fit "hérétiquer" par Bertrand Marty; les nombreuses parfaites qui vivaient dans leurs "maisons" autour du château recevaient les visites de leurs sœurs ou de leurs filles, qui faisaient auprès d'elles des séjours plus ou moins longs, parfois de plusieurs mois; parmi les visiteurs qui montèrent au château au cours des années 1233-1243, on cite surtout des chevaliers et des hommes d'armes, et aussi des femmes, sœurs ou filles de chevaliers. Les croyants de moindre condition y montaient peut-être aussi, mais n'ont pas attiré l'attention particulière des tribunaux; ceux-ci mentionnent toutefois les marchands des environs qui se rendaient à Montségur pour vendre des vivres, et tombaient de ce fait sous le coup de la loi qui interdisait de fournir une aide quelconque aux hérétiques.

En 1235, Raymond VII envoya trois chevaliers avec la mission de prendre possession de Montségur; ces chevaliers furent reçus dans le château, adorèrent Guilhabert de Castres et retournèrent à Toulouse. Peu après, le comte envoya vin de ses bailes, Mancipe de Gaillac, qui se contenta, lui et ses compagnons, d'adorer les bons hommes, et repartit comme il était venu. Une troisième fois, le comte envoya le même Mancipe de Gaillac avec des hommes d'armes qui s'emparèrent du diacre Jean Cambiaire (ou Cambitor) et de trois autres parfaits, et les emmenèrent à Toulouse pour les brûler. Cet incident illustre assez bien la politique du comte à l'égard des hérétiques: l'attitude de Raymond VII envers l'hérésie restera équivoque jusqu'au bout. Tous les témoignages attestent qu'il fut un bon catholique. Il est même probable - certains faits de sa vie le montrent - qu'il détestait sincèrement l'hérésie, cause des malheurs de son pays. Si, à maintes reprises, il eut partie liée avec les cathares, il devait surtout chercher à se servir d'eux comme d'une arme qui pouvait l'aider à reconquérir son indépendance.