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Telle, au moins, Monsieur, devrait être la critique; et c'est ainsi que j'ai toujours conçu la dispute entre les gens polis qui cultivent les lettres.

Voyons, je vous prie, si le journaliste de Bouillon a conservé dans sa critique ce caractère aimable et surtout de candeur pour lequel on vient de faire des voeux.

“ La pièce est une farce ”, dit-il.

Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un cuisinier étranger donne aux ragoûts français ne change rien à leur saveur: c'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent.

Analysons la farce de Bouillon. “ La pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan. ” Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce critique adolescent?

Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille; un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du tuteur. Voilà le fond, dont on eût pu faire, avec un égal succès, une tragédie, une comédie, un drame, un opéra, et coetera. L'Avare de Molière est-il autre chose? le grand Mithridate est-il autre chose? Le genre d'une pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en oeuvre.

Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu'une pièce amusante et sans fatigue, une espèce d'imbroille, il m'a suffi que le machiniste, au lieu d'être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises, pour que l'ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie; et de cela seul que le tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu'on trompe au théâtre, il a résulté beaucoup de mouvement dans la pièce, et surtout la nécessité d'y donner plus de ressort aux intrigants.

Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avais voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramique, imagine-t-on que j'aurais manqué de moyens dans une aventure dont je n'ai mis en scène que la partie la moins merveilleuse? En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui dirait derrière la toile, entre le docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures, on en vint aux coups. Le docteur, étrillé par Figaro, fit tomber en se débattant le rescille ou filet qui coiffait le barbier, et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête rasée. Suivez-moi, Monsieur, je vous prie.

A cet aspect, moulu de coups qu'il est, le médecin s'écrie avec transport: “ Mon fils! ô Ciel, mon fils! mon cher fils!… ” Mais avant que Figaro l'entendît, il a redoublé de horions sur son cher père. En effet, ce l'était.

Ce Figaro, qui pour toute famille avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Le médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.

Mais avant de les quitter, le désolé Bartholo, Frater alors, a fait rougir sa spatule; il en a timbré son fils à l'occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l'enfant avaient passé six années dans une honorable mendicité, lorsqu'un chef de bohémiens, descendu de Luc Gauric, traversant l'Andalousie avec sa troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l'enfant furtivement, et laissa par écrit cet horoscope à sa place:

Après avoir versé le sang dont il est né, Ton fils assommera son père infortuné; Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et devient heureux et légitime.

En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir; il s'est élevé sous celui de Figaro; il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et gouvernante chez le docteur, que l'affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd'hui tout s'accomplit.

En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l'y voit pas, Figaro remplit le premier vers:

Après avoir versé le sang dont il est né.

Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers:

Ton fils assommera son père infortuné.

A l'instant, la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro: C'est vous! c'est lui! c'est toi!

c'est moi! Quel coup de théâtre! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes et se donne un coup de rasoir, selon le sens du troisième vers:

Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et…

Quel tableau! En n'expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j'avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique.

Enfin, le docteur épouse la vieille; et Figaro, suivant la dernière leçon, devient heureux et légitime.

Quel dénouement! Il ne m'en eût coûté qu'un sixième acte.

Et quel sixième acte! Jamais tragédie au Théâtre français… Il suffit. Reprenons ma pièce en l'état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu'on me reproche avec aigreur ce que j'ai fait, ce n'est pas l'instant de louer ce que j'aurais pu faire.

“La pièce est invraisemblable dans sa conduite”, a dit encore le journaliste établi dans Bouillon avec approbation et privilège. Invraisemblable! Examinons cela par plaisir. Son Excellence M. le comte Almaviva, dont j'ai depuis longtemps l'honneur d'être ami particulier, est un jeune seigneur, ou pour mieux dire était, car l'âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sa nation, que l'on croit froide et qui n'est que paresseuse.

Il s'est mis secrètement à la poursuite d'une belle personne qu'il avait entrevue à Madrid et que son tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu'il se promenait sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchait à s'en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le barbier.

– Ah! le hasard! dira mon critique; et si le hasard n'eût pas conduit ce jour-là le barbier dans cet endroit, que devenait la pièce?

– Elle eût commencé, mon frère, à quelque autre époque.

– Impossible puisque le tuteur, selon vous-même, épousait le lendemain.

– Alors il n'y aurait pas eu de pièce ou, s'il y en avait eu, mon frère, elle aurait été différente. Une chose est-elle invraisemblable, parce qu'elle était possible autrement? Réellement, vous avez un peu d'humeur. Quand le cardinal de Retz nous dit froidement: “ Un jour j'avais besoin d'un homme; à la vérité, je ne voulais qu'un fantôme; j'aurais désiré qu'il fût petit-fils de Henri le Grand, qu'il eût de longs cheveux blonds; qu'il fût beau, bien fait, bien séditieux; qu'il eût le langage et l'amour des halles: et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du roi; c'était justement l'homme qu'il me fallait”, va-t-on dire au coadjuteur: “ Ah! le hasard! Mais si vous n'eussiez pas rencontré M. de Beaufort? Mais ceci, mais cela… ”?

Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare et jadis valet de chambre du Comte; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages; y maniant également le fer du phlébotome et le piston du pharmacien; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l'homme qu'il nous fallait. Et comme, en toute recherche, ce qu'on nomme passion n'est autre chose qu'un désir irrité par la contradiction, le jeune amant, qui n'eût peut-être eu qu'un goût de fantaisie pour cette beauté, s'il l'eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux parce qu'elle est enfermée, au point de faire l'impossible pour l'épouser.